"Pourquoi
existe-il quelque chose plutôt que rien ?
Cette question fameuse a, en son temps effectué un renversement de la
curiosité philosophique permettant de rétablir un équilibre de l'étonnement :
Rien n'est évident, ni qu'il y eut quelque chose, ni qu'il n'y eut rien.
Mais voici qu'aujourd'hui, dans la foulée, la même question peut nous
servir à regrouper dans un même discours unique nos interrogations sur la
complexité et nos interrogations sur le sens.
S'il y a quelque chose c'est qu'il y a de la complexité, donc du sens,
et s'il n'y a rien, comme tout est simple, d'une simplicité qui ne saurait
faire sens !
A moins que ce ne soit le contraire..."
Yves Barel
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"On ne fait jamais que son propre
portrait"
Pablo Picasso
Je
me pose souvent la question de savoir ce qui fait la valeur d'une architecture.
En revanche, la valeur d'une œuvre musicale, filmique ou
littéraire, sans nécessiter de longues explications, m'apparaissent avec une
évidence physique : le frisson.
Le
caractère émotionnel de l'effet suscité par ces œuvres ne suffit pourtant pas à
décrire la relation qui se crée entre celles-ci et le spectateur. En effet
comment alors comprendre la griserie que l'on peut ressentir à la lecture d'une
œuvre philosophique, à l'écoute d'une habile composition rythmique ou face à
l'ingéniosité d'une construction narrative.
S'il
me parait hors de ma portée de décrire les mécanismes de l'émotion, qu'ils
fussent purement biologiques ou de nature spirituelle, je pense pouvoir, à
l'aide des lumières apportées par les sciences de la communication, éclairer et
décrire modestement certains phénomènes participant à cette relation
"d'une autre nature" entre une œuvre et son public. On pourrait
qualifier cette relation de compréhension de l'œuvre.
Cette
relation est pour moi, depuis le début de ma compréhension de
l'architecture la source d'une grande joie. Elle m'a permis de donner une
direction à mes exercices, de porter un jugement sur certains projets mais plus
encore, cette vision de mon travail s'est matérialisée à tous les niveaux, de
la mise en page de mes réalisations à la direction dans laquelle je guidais un
rapport d'urbanisme. Je fus d'abord surpris de voir le rapport que je créais
entre toutes les facettes de ma formation. Puis j'en conclus qu'il s'agissait
d'une cohérence liée à la globalité du métier d'architecte.
Pourtant
au fil des conversations que je pouvais avoir avec des amateurs ou des
professionnels d'autres arts et d'autres disciplines je découvrais que, ne se
limitant pas à la critique ou à la réalisation architecturale, cette relation
(ou cohérence) était surtout une source de partage, de communication entre les
disciplines artistiques ou scientifiques.
Si
le parallèle avec la musique m'était apparu au cours de mes études, 6 le
m'inspirais de celle-ci dans mes projets, je n'y voyais alors qu'une
digression, capable d'évoquer des images mais dont j'avais bien du mal à me
servir. A ce moment je butais sur le fait qu'on ne puisse pas, me semblait-il,
exprimer en architecture, avec la même liberté, les émotions que suscitaient
les musiques qui m'étaient chères. Mais voilà qu'un jour, fréquentant des
étudiants particulièrement férus d'architecture contemporaine, je fis la
découverte de formes, de couleurs et d'idées qui me paraissaient en parfaite
adéquation avec ce qui m'était proche. Rien de ce que je connaissais en
architecture ne me semblait plus proche de Franck Zappa que la maison Gehry, de
Franck Gehry à Santa Monica. Creusant dans ce mouvement architectural, je
découvrais E.O. Moss, Mickeal Rotondi, Tom Mayne, Daniel Libeskind ou encore
Francklin Israel. Les compositions de ces architectes me semblaient exprimer la
même chose, d'une certaine façon, que les musiques de 311, de Fishbone, Primus,
Beck ou des Red Hot Chili Pepper.
Essayant
par la suite de m'inspirer de ce mouvement dans mon travail, je me vis dans
l'obligation de me justifier vis-à-vis de mes professeurs, ceux-ci ne se
contentant pas d'un, "je fais ça parce que j'aime Franck Zappa". Je
me mis donc à chercher ; je voulais essayer de comprendre, de justifier la
justesse d'une musique "zapping" ou d'un mur penché. Les premiers
mots qui me vinrent furent: complexité et richesse.
Au fil de ma recherche j'établissais à la fois des
critères et une cohérence qui semblait aller de mes goûts musicaux jusqu'à une
certaine vision du monde.
Alors
que cette idée commençait à se renforcer, j'ai découvert, en échangeant des
opinions avec des étudiants d'autres domaines, artistiques ou autres, que cette
cohérence pouvait s'étendre à la danse, à la peinture mais aussi au
cinéma ou à la littérature. Je découvrais avec bonheur qu'une danseuse essayait
de faire avec le corps la même chose que moi avec des murs et plus étonnant
encore qu'un chercheur en gestion d'entreprise partageait avec moi bon nombre
d'idées issues de cette réflexion.
A
la manière d'un bout de fil qui dépasse d'un vêtement et sur lequel on tire,
j'ai tiré sur le fil de ma pensée et du fil de l'architecture je suis arrivé à
celui de la philosophie en passant par toutes sortes de domaines comme la
neurobiologie par exemple. Ce qui m'étonne c'est que ce fil, cette cohérence
est ininterrompue. Aujourd'hui, les leçons des sciences de la communication me
permettent de comprendre comment un tel parcours est possible, quelles sont les
bases de cette cohérence, en fait: comment trouver, dans les concepts
de la pensée contemporaine, la pertinence à l'origine de la valeur d'une
architecture ?
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Afin
de ne pas susciter un débat qui serait hors de propos dans le cadre de cette
étude, je voudrais préciser de quoi il sera question en matière d'architecture.
Chacun
peu concevoir une maison, d'ailleurs dans la plupart des sociétés
traditionnelles, avec le concours des coutumes et des techniques anciennes,
chacun aménage son espace sans avoir recours à un spécialiste.
Agencer ses surfaces, dire que le plafond doit se trouver
à 3 mètres au-dessus du plancher, le représenter sur un papier, dessiner
l'emplacement des murs puis poser un toit dessus, cela est à la portée de tous.
Quelques heures de réflexion, un petit effort de dessin (avec une bonne règle),
et la "villa mon rêve" est prête à être présentée au maçon.
Celui-ci saura bien faire tenir les pierres les unes par-dessus les autres. Le
charpentier, le couvreur, l'électricien, le plombier feront le reste.
Disons
que ce projet a déjà un prix, un terrain, des fenêtres, des portes, des murs,
un toit, toutes les pièces nécessaires ; disons que la maison tient debout et
qu'on n'a pas besoin de passer par la salle de bain pour aller de la cuisine à
la salle à manger. N'est-elle pas commode et solide ?
On
peut aussi faire appel à un architecte. La question est de savoir, outre la
signature légale, ce que celui-ci, après avoir été initié pendant de longues
années à cet art, va pouvoir apporter à cette maison. Bien sûr, étant un
"homme de l'art" il sera plus à même d'anticiper et de résoudre la
plupart des problèmes techniques. Entraîné à manipuler la forme et la fonction
des pièces peut-être pourra-t-il donner à l'édifice un peu plus de
"commodité".
En
revanche, il n'ajoutera pas plus de murs, de fenêtres ou de portes, il
n'inventera pas de recette miracle pour passer du rez-de-chaussée au premier
étage ou pour obtenir un sol en marbre à moitié prix. Pourtant si on effectue
l'étrange opération consistant à soustraire à la maison de l'architecte ce
qu'elle a de commun avec la précédente, il reste quelque chose, une matière:
matière à penser, à discuter et dans le meilleur des cas, matière à s'émouvoir.
L'architecte travaille cette matière.
A ce stade il me parait nécessaire de faire une
précision. Si l'architecte travaille cette matière, il n'en a pas le monopole.
Voici un témoignage en forme d'anecdote, une histoire qui parle de
la même chose sans dire qu'elle en parle. Il y a peu, j'ai fait la connaissance
d'une jeune femme venant du pays basque, Arentza. Mon goût pour l'œuvre de F.
Gehry frisant l'obsession, je me suis empressé de lui demander si elle avait vu
le nouveau musée de Bilbao. Sa réponse alla plus loin que je ne
l'espérais: "c'est très beau mais je n'y comprends rien, je ne
sais pas pourquoi on a fait ça."
Puis profitant de ma question pour me parler d'une chose
beaucoup plus impressionnante, elle me dit: "ce qui veut dire
quelque chose pour moi, c'est la maison de mon père; il est maçon.
Il y a cinq ans il a commencé à nous
construire une grande maison, pour la famille, pour nous. Cet été, elle sera
presque finie. Il y a 14 pièces et comme elle est construite sur une colline,
les sept enfants auront une chambre avec une belle vue. Ce qu'il a voulu faire
c'est un palais pour sa famille. Nous travaillons tous pour l'aider. Tout ça,
ça rend cette maison encore plus belle, dans mon cœur. Pour moi le musée de
Bilbao n'est rien à coté de la maison de mon père."
Il
me semble là encore que la différence, ce qui pour Arentza donne tellement plus
de valeur à cette maison qu'au musée, c'est la même matière. Cette matière est
le SENS.
Ici, je voudrais donc appeler "architecture"
l'art de créer un environnement, des objets, des formes ayant cette qualité
particulière; un sens ou plutôt la faculté de générer ce sens.
Dès lors, il me semble intéressant de se pencher sur la notion de sens.
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Qu'est-ce
que le sens, comment naît-il? Voilà les questions auxquelles il nous faudra
répondre si, comme nous en avons l'intention, nous voulons percevoir ce qui en
fait la valeur à la racine de l'architecture.
Dans
un premier temps, je vous propose un petit voyage qui part de l'invention de la
cybernétique au milieu des années 40 sur la côte Est des Etats-Unis et qui
finit par la définition de la notion de sens, aujourd'hui. Ce voyage devrait
nous permettre de connaître, à l'origine même de notre système de perception,
non seulement conceptuel mais aussi physiologique, la nature du sens. Bien
entendu, il n'est pas ici question d'écrire l'histoire épistémologique complète
de la cybernétique ou de la systémique, mon but n'est que de montrer la cohérence qui
existe d'un bout à l'autre de cette histoire. Afin de se pencher sur la nature
de ce qui fait notre vision du monde, d'un point de vu interne, nous nous
tournerons donc vers les sciences cognitives.
Dans
une deuxième partie, nous essayerons de montrer de quelle manière la
signification est liée au contexte externe, social, en nous appuyant sur le
travail des sciences de la communication
Les
Sciences cognitives sont issues d'une part des travaux sur la phénoménologie de
Husserl et Merleau Ponty et des perspectives ouvertes par Jean Piaget en
épistémologie génétique et d'autre part, des travaux d'Alan Turing, Norbert
Wiener, John Von Neumann et Warren Mc Culloch sur ce qui allait devenir la
cybernétique. Définissant avec toujours plus d'acuité et de pertinence non
seulement les mécanismes de nos perceptions mais aussi la notion même
d'intelligence, les sciences cognitives sont à l'origine de notre compréhension
moderne de la notion de sens et ce, en s'appuyant sur la constitution
physiologique de notre cerveau.
Afin
de comprendre cette organisation de notre perception, nous nous appuierons sur
les travaux de Heinz Von Foerster et de Francisco Varela professeur de sciences
naturelles, membre du Centre de Recherche en Epistémologie
Appliqué (C.R.E.A) de l'école Polytechnique et auteur de nombreux
livres et articles concernant la neurobiologie, la cybernétique et l'épistémologie.
Une
précision tout d'abord. Au cours de ce mémoire nous nous limiterons à un aperçu
des notions clé de la cybernétique. Ainsi nous passerons sur les antécédents
historiques qui ont amené les protagonistes du développement moderne de cette
science à leurs "découvertes". Nous passerons donc sur l'histoire des
automates, des algorithmes, sur l'histoire de l'informatique, la machine de
Babbage ou les intuitions en matière de feed back de Ada Lovelace ou de Joseph
Farcot. Néanmoins il est important de prendre conscience que, comme toutes
innovations majeures, ces notions sont le résultat d'une longue évolution à
travers les âges, riche en interventions de personnalités remarquables. Pour en
savoir plus, il est très enrichissant de se référer notamment au cours de
Gérard Verroust, de l'université Paris VIII*i.
Vers
la fin des années 40 aux Etats Unis, les avancées dans le domaine de la
modélisation des problèmes complexes (Théorie générale des systèmes) et dans le
celui de la modélisation mathématique de l'information (Théorie de
l'information, Shannon), donnent naissance à la cybernétique, formalisée par R.
Wiener. La cybernétique doit en effet son origine aux croisements de trois
notions clé:
-
le feed back ou rétroaction
-
la modélisation de l'information
-
le système
En
s'appuyant sur ces fondements, la cybernétique est à l'origine de deux
changements radicaux dans l'interprétation et la modélisation des phénomènes
complexes. D'une part, la notion de feed back remet en cause le principe de
causalité linéaire qui depuis Socrate présidait à toute tentative d'analyse
scientifique. En effet, en réinjectant une partie du résultat d'un calcul dans
ce calcul, Wiener démontre qu'il existe des phénomènes, jusqu'alors considérés
comme paradoxaux, dont le fonctionnement ne peut être décrit selon un
enchaînement de "cause à effet" ayant un début et une fin. C'est
l'apparition de la causalité circulaire, elle est à l'origine du
concept d'homéostasie. D'autre part, la cybernétique introduit la
notion de niveau d'analyse. Dans un système entretenu, comme
le canon anti-aérien*ii (voir Mucc.p16), la nature de la finalité
apparaît différemment selon le système que l'on considère : le système
circonscrit au canon ou le système canon-avion. Dès lors, ce sont véritablement
les bases d'une révolution épistémologique qui sont posées.
Intégrant
les travaux de Shannon sur l'information et ceux de von Bertalanffy sur les
systèmes, apparaît une autre conséquence majeure de l'approche
cybernétique: la modélisation de systèmes complexes. Cette capacité
sera d'abord à l'origine d'un important courant de transdisciplinarité. En
effet, ramenant les relations, à l'intérieur de quasiment n'importe quel
système, à des échanges d'information, les applications de la cybernétique se
déploieront dans bien d'autres domaines que l'électronique ou les
communications. Ainsi cette nouvelle science se déploiera notamment en
psychologie, dans l'étude de phénomènes sociaux, économiques ou en biologie et
en écologie. Se développant à travers ces disciplines, elle deviendra la
systémique en s'enrichissant de la notion de "system dynamics" (que
nous retrouverons plus loin, avec le connexionisme). Considérée comme une
nouvelle méthode épistémologique, mieux adaptée à l'état de la recherche
scientifique contemporaine la systémique fera, en 1979, l'objet d'un livre de
Joël de Rosnay : "Le macroscope". Celui-ci contribuera à
formaliser et à diffuser cette nouvelle approche à travers la France et dans le
monde.
Parallèlement,
pendant la deuxième guerre mondiale, en Angleterre, le mathématicien Alan
Turing développait, sur les bases d'une machine à exécuter tout algorithme, le
principe qui allait présider à la première modélisation de ce que l'on
appellera l'intelligence artificielle. (Il est intéressant de noter qu'à cette
époque on croyait encore, et depuis des siècles à l'existence d'un algorithme
universel, permettant de résoudre tout problème.) Son travail fit l'objet d'une
célèbre publication en 1937. Il s'agit du "General Problem Solving"
ou machine universelle de Turing dont voici le schéma *iii :
Ce schéma sera non seulement celui qui présidera à la conception des ordinateurs mais surtout celui sur lequel seront calqué bon nombre de tentatives de modélisation de l'intelligence. C'est à partir de cette conception que John Von Neumann construira le premier ordinateur, sur un modèle qui est toujours celui en vigueur dans nos PC. C'est aussi à partir de ce principe que Newell et Simon développeront la structure de leur Système de Traitement de l'Information qui est à la base des premiers systèmes d'intelligence artificielle, les "systèmes experts".
Aux
fondements de ces travaux se trouve un principe nouveau, sur lequel il faudra
pourtant revenir plus tard : l'assimilation de l'intelligence à un Système de
Traitement de l'Information.
C'est cette conception qui est à l'origine du modèle
cognitiviste.
Considérant
que tout problème peut faire l'objet d'une modélisation sous forme
d'information, comme le suggère la cybernétique, et que cette modélisation peut
être traitée par une machine de Turing, les pionniers de l'intelligence
artificielle ont rapidement essayé d'y assimiler le système perceptif humain.
Cette
approche de l'esprit humain est dite cognitiviste. Elle a pour base comme nous
l'avons vu, le schéma de Turing et, comme lui, elle se fonde sur un principe
essentiel, la manipulation de signes à partir de règles. Cet axiome du modèle
cognitiviste selon lequel le fonctionnement de systèmes cognitifs requiert un
niveau symbolique distinct est à la base, nous allons le voir, d'une divergence
en matière de connaissance de la nature du sens. (A ce stade, si on peut se
croire ici loin de l'architecture, dans ce parcours labyrinthique de la pensée,
nous en sommes très proches.)
En
effet, comme l'ordinateur "respecte le sens des symboles, à la fois
signifiants et matériels, en ne manipulant que leur forme physique"*iv,
le cognitivisme attribue au système cognitif cette nécessité de recourir à un
niveau symbolique, au signe. Plus simplement, selon ce modèle, le système
cognitif, à la manière d'un ordinateur coderait les phénomènes perçus en un
ensemble de signes afin de les traiter à un niveau sémantique.
Cette
approche a connu bien des succès tant en matière de réalisation informatique
que dans notre connaissance de l'intelligence notamment avec Noam Chomsky et
Marvin Minsky. Elle fut aussi à l'origine d'importants travaux dans le domaine
du génie logiciel et de la linguistique.
Ses caractéristiques en sont les suivantes :
-
Toute modélisation théoriquement possible
-
Traitement effectué à un niveau sémantique
-
Traitement séquentiel et localisé des informations
-
Nécessité d'une base de données
-
Nature statique de la "machine", du système.
Mais
ces caractéristiques constituent également les limites de ce modèle. Face à des
entrées "massivement parallèles", un système cognitiviste, appliquant
les règles de façon séquentielle se trouvera rapidement limité par le
"goulot d'étranglement de Von Neumann"*v. De plus le fait
que le traitement sémantique soit localisé met en péril le "travail de la
machine" face à une éventuelle dégradation du système de traitement. Autre
limite du paradigme cognitiviste, l'apprentissage ou la mise en place de la
base de données qui dans un système complexe et statique nécessite une
exhaustivité et partant une taille colossale.
Ces
trois critiques valent à la fois pour ce qui est de la conception de machine
artificiellement intelligente et pour la modélisation de l'esprit humain. En
effet le système humain traite non seulement avec une incroyable rapidité une quantité
phénoménale de données venant du système sensoriel, mais il constitue lui-même,
en permanence, sa base de données et surtout il s'adapte afin de réaliser une
tâche même en cas d'indisponibilité d'une partie du système. C'est face à ces
limites et avec les progrès de la neurophysiologie que les sciences cognitives
vont peu à peu se tourner vers un autre modèle d'une grande richesse : le
connexionisme.
Suite
aux travaux de Mc Culloch et Pitts sur les principes de fonctionnement d'un
automate neuronal, faisant référence à la connaissance du cerveau humain, les
sciences cognitives vont tenter de franchir le pas qui va de l'intelligence de
la machine à celle de l'homme. En effet, il devient clair, à la fin des années
50, que, confrontée à ces limites, la machine de Von Neumann ne pourra jamais
rivaliser avec le cerveau. Dès lors, tant dans le domaine de l'électronique que
de la neurobiologie, les recherches vont se pencher sur la question de
l'adressage de la mémoire dans le cerveau, le fonctionnement de l'apprentissage
ou de la reconnaissance de forme. Ce sera l'apparition du système dynamique.
Selon
le schéma de Mc Culloch et Pitts, un automate neuronal est constitué d'un
ensemble de neurones judicieusement connectés. Des organes d'entrée
attaquent les dendrites d'une couche d'entrée à partir du milieu
extérieur. Les impressions reçues structurent ainsi le réseau. Une couche de sortie
donne des signaux en fonction des impressions reçues. Là, les entrées
inhibitrices des neurones jouent leur rôle. Si on est mécontent du résultat, on
"punit" le système en agissant sur un certain nombre d'entrées
inhibitrices, ce qui aura pour effet de désactiver un certain nombre de boucles
de mémorisation. Donc on ne programme pas un automate neuronal, on le
conditionne par une procédure d'apprentissage qui construit sa structure
interne.*vi
En
1949, c'est l'apparition de la "règle de Hebb", stipulant que si deux
neurones interconnectés sont validés en même temps par leurs autres
conditionnements, alors leur liaison est renforcée. Ces principes seront à
l'origine d'une nouvelle perspective scientifique, s'ouvrant sur l'étude du
comportement de tels systèmes.
Correspondant
globalement à cette modélisation, le cerveau est donc un système complexe,
dynamique ou le traitement de l'information est distribué. Ce genre de système
a été modélisé sous la forme d'un "réseau de Hopfield". Son principe
de fonctionnement est le suivant:
On
présente une suite de schéma à certains de ces nœuds considérés comme organes
d'entrée. A chaque présentation d'un schéma, la structure du réseau se modifie
selon le principe de Hebb. On considère cette phase de présentation de schéma
comme la période d'apprentissage du système. Par la suite, confronté à nouveau
à l'un de ces schémas, le système accédera à une configuration interne unique.
On dit alors que le système reconnaît le schéma. De plus, les schémas seront
reconnus même en présence de bruit ou s'ils sont détériorés. Cette
nouvelle faculté représente une propriété émergente du système.*vii
Il
est important de préciser que ce modèle n'est qu'un exemple parmi toute une
classe de modèles connexionnistes. Néanmoins, cette modélisation représente une
avancée fondamentale dans notre conception de la perception du monde. Elle est
à l'origine de l'interprétation connexionniste. A partir de ce moment nous
assisterons à un déplacement de la notion, de la définition, de l'intelligence.
En
effet, deux grandes conséquences de la vision connexionniste au niveau de la
compréhension de l'humain sont, d'une part, l'interversion "sur l'échelle
de la performance" de l'expert et l'enfant, et d'autre part la
valorisation du raisonnement "sub-symbolique".
A
l'intérieur de ce nouveau paradigme, l'intelligence n'est plus assimilée à la
taille d'une base de données gérée par des processus logiques performants mais
plutôt à la faculté de "donner un sens" à un phénomène. Selon F.
Varela, "il devient plus clair que l'intelligence la plus profonde
et la plus fondamentale est celle du bébé"*viii. L'intelligence est donc
assimilée à la faculté d'acquérir, tel le bébé, un langage à partir d'un flot
quotidien de bribes dispersées, ou de constituer des objets signifiant à partir
d'un flux informe de lumière.
La
question du paradigme sub-symbolique me semble être la plus importante dans la
recherche que nous menons sur la nature du sens. Nous avons vu dans le système
dynamique qu'est notre cerveau que la signification était une fonction directe
de l'état du système, de la structure du réseau ainsi que de son activité à
l'instant t. C'est cette idée qui est au centre de notre construction.
Contrairement à une machine de Von Neumann, qui manipule des symboles selon un
certain nombre de règles, indépendamment de leur sens*ix, le
cerveau, système dynamique, travaille directement avec le sens.
Contrairement
au système cognitiviste qui enferme le sens à l'intérieur de symboles, le
système connexionniste considère le sens comme un schéma d'activité complexe
émergeant de l'état d'activité d'un réseau.*x
Pour résumer, les conséquences de ces avancées
connexionnistes sont de trois ordres :
-
le déplacement de la notion d'intelligence d'une structure à une dynamique du
système, d'une logique à une cohérence. (La cohérence n'excluant pas le
paradoxe !)
-
le principe d'auto-organisation du système cognitif.
-
la disparition du niveau sémantique, qui impliquait un clivage forme/sens, dont
la conséquence directe est la validation du rapport immédiat système
perceptif/sens.
"On
ne peut pas parler d'une machine humaine, même si elle n'est pas machine tout à
fait, comme d'un ego qui fonctionnerait tout seul. Quand je fonctionne, déjà
dans la perception, des schèmes sociaux sont impliqués, le langage est
impliqué, la séparation des objets, je l'ai apprise petit à petit suivant
l'organisation du monde créée par ma société..."*xi
Cornelius Castoriadis
Cette
phrase du philosophe me permet d'introduire la deuxième partie qui précisera la
notion de sens. Comme le dit Castoriadis, notre appréhension du monde ne peut
être ramenée au fonctionnement d'une machine connexionniste isolée de tout
environnement et l'apparition de la cybernétique, puis de la systémique dont
nous venons de voir la naissance a permis, nous allons le voir, de décrire
l'organisation de cet environnement.
En
effet, si le modèle connexionniste ne suffit pas en tant que paradigme
d'interprétation de la réalité on peut néanmoins en extraire des concepts
fondamentaux qui, intégrés à d'autres approches, vont nous conduire peu à peu à
un modèle plus riche, plus proche de la richesse et de la complexité du monde.
Afin
de répondre à cette objection de Castoriadis, Varela propose de développer les
apports du connexionisme par une approche phénoménologique. Comme les travaux
de Piaget, ces réflexions phénoménologiques forment pour partie une base sur
laquelle le courant constructiviste se développera notamment par le travail de
Paul Watzlawick. Ce sont ces idées, ainsi que le développement de la
"pensée complexe" de E. Morin, qui ont permis aux sciences de la communication
d'établir un paradigme d'appréhension de la réalité capable de refléter à la
fois sa complexité et sa rationalité. Dans ce chapitre, nous essayerons de
montrer comment, de l'étude des systèmes dynamiques aux réflexions
sociologiques, se construit ce paradigme.
Si
les modèles cognitifs connexionnistes ont en effet le défaut d'enfermer la pensée
dans une boîte computationelle, cerveau ou ordinateur, ils forment par contre
d'irremplaçables outils d'appréhension des systèmes dynamiques. Or on connaît
aujourd'hui l'importance des phénomènes d'auto-organisation et de la notion de
systèmes ouverts.
Partant
des connaissances sur le vivant en matière de système dynamique Varela propose
une voie phénoménologique moyenne entre pré-existence d'une réalité externe et
connexionisme aux consonances sollipsistes: l'énaction. Derrière ce néologisme
détourné de l'anglais, le biologiste propose une construction de la réalité qui
soit, au-delà de la simple émergence d'un système (type connexionniste), le
fruit d'une action du système sur son environnement. Ainsi la réalité ne
serait-elle ni construction interne, ni "déjà-là" unique et
indifférent de son spectateur mais l'effet d'un codétermination.
La
pertinence de ce concept est basée sur la richesse des systèmes dynamiques
fonctionnant de manière massivement parallèle, c'est-à-dire étant le fruit de
grandes quantités d'interactions simultanées (en cela, les recherches
contemporaines vont au-delà de la remise en cause de la causalité linéaire
puisque dans ce genre d'opération c'est la notion même de causalité qui nous
échappe). Ce point semble essentiel quand on réalise, avec E. Morin, à quel
point toute interprétation séquentielle de la réalité constitue une mutilation
de celle-ci. Outre cette volonté héroïque d'appréhension de la réalité, de ces
raisonnements sur les systèmes dynamiques découlent aussi l'étude de leur
capacité d'auto-reproduction, d'auto-poièse. Ces modèles nous proposent un
point de vue sans équivalent sur les processus de la création.
A
titre d'exemple, ont a souvent pris en référence le phénomène de la couleur.
Tout d'abord, dans le monde du physicien, ont peut dire qu'il n'y a pas de
couleur mais des phénomènes ondulatoires de différentes longueurs d'onde. Pour
l'homme en revanche, il "existe" des couleurs et celles-ci
sont fonction d'un système trichromique de couleurs élémentaires. De plus on
sait qu'au moins certains oiseaux ont une perception tetrachromique de la
lumière. Ces trois mondes perceptuels sont une illustration de la façon dont
l'historique a "fait-émerger un monde de pertinence pour chacun d'eux qui
est inséparable de leur vécu". Pour Varela, "la seule condition
requise est que chaque itinéraire soit viable, c'est-à-dire qu'il soit
constitué d'une séquence non interrompue de changements structuraux".
Cette
vision nous apporte de précieux outils pour la compréhension des phénomènes
d'organisation des systèmes. Il très impressionnant de retrouver à la fois ces
caractéristiques dans l'organisation du vivant (de la cellule par exemple) et à
une autre échelle, dans l'organisation d'une société. Toutefois comme le
rappelle F. Varela, il ne s'agit pas d'identité mais plutôt de continuité dans
l'interprétation de ces divers phénomènes. C'est justement cette continuité que
nous recherchons car elle est certainement la marque d'une compréhension plus
en accord avec la complexité du monde que la recherche de la formule unique
(algorithme universel) du positiviste.
D'un
point de vue plus pragmatique, cette vision offre plusieurs clés qui pourront
nous éclairer dans la compréhension du schéma :
Première
clé, toute perception est le résultat d'une action sur un environnement. En
effet, il apparaît de plus en plus clair que notre système perceptif fonctionne
comme un explorateur du monde et que, loin d'être un miroir passif de celui-ci,
c'est en interagissant avec lui qu'émerge un percept. Ainsi, et par extension,
se fondent les bases épistémologiques d'un rapport "observateur -
phénomène observé" qui devient incontournable. A la manière de la physique
des phénomènes extrêmement petits, on redécouvre à quel point une partie de ce
que l'on croit observer est, en fait, nous.
Conséquence
tout aussi incontournable des émergences de nos
"actions-perceptions", la cristallisation d'un réseau, à la frontière
de l'intérieur et de l'extérieur, nait de l'interaction de ces deux mondes : le
sens commun. C'est ce nuage fractal, issu de notre histoire physique et
sociale, constituant la base de notre réalité sociale ou inter-subjective, qui
constitue notre appareil cognitif primaire. Envisager notre pensée sous cet
angle engendre aussi nombre de conséquences "relativisantes". En
effet, vue sous cet angle, la cognition prend un caractère moins déterministe,
plus ouvert et réactif à un environnement. Cette façon de comprendre le sens commun
devient le point de départ d'une autre façon d'envisager la cognition ou
"l'esprit" qui, de pré-existant central, devient matière distribuée,
externe, dont la constitution et les mouvements sont fonction des événements
extérieurs.
Autre
principe fondamental de notre perception, le cerveau en tant que "machine
à trouver des solutions"*xii s'emploie de manière ininterrompue
à compléter, à construire ce nuage cognitif. De part son fonctionnement
primaire le cerveau n'a de cesse d'établir une cohérence dans ce système
d'appréhension des événements du monde. Ainsi peut-on le voir dans les
phénomènes d'illusion. On s'aperçoit que ces dernières sont "la solution
la plus cohérente" avec l'ensemble des données du système
et, même si les données comportent une incompatibilité, le cerveau
ne peut pas ne pas donner de solution. Conséquence de cette recherche continue
de solution : la construction incessante du tout à partir de la partie. Ainsi,
comme on ne peut pas ne pas anticiper sur la trajectoire du vol balistique
d'une balle de tennis, on ne peut non plus s'empêcher de voir un but dans une
action ou même de placer quelqu'un dans un groupe social à partir de ces
vêtements, d'un accent ou d'une attitude. Ce principe, appelé pars pro
toto*xiii constitue un des fondements du constructivisme -
il est par ailleurs le lieu ambigü d'une interprétation à la fois biologique et
sociale -.
Ce
modèle nous donne une image au niveau de l'individu. On peut aussi, en se
tournant vers les interactions interpersonnelles et sociales, comprendre la
communication comme l'activité d'un système qui produit et qui façonne entre
les hommes un appareil commun de cognition capable de générer de la
signification. C'est cet appareil, constitué de règles, de normes, qui a été
l'objet des études de l'école de Palo Alto*xiv en Californie durant
les années 50. Essayant d'appréhender le fonctionnement de cette construction
sociale de la communication par les principes de la cybernétique et de la
théorie des systèmes, G. Bateson, R.Birdwhistell ou P. Watzlawick ont mis en
évidence plusieurs comportements et attitudes révélatrices de ces codes
interpersonnels ou sociaux ainsi que quelques principes de leur fonctionnement.
Cette pensée partagée, s'auto-reproduisant continuellement au fil des
interactions positives et négatives semble dés lors constituer l'essentiel de
ce que nous appelons "la réalité". C'est justement dans ce sens que,
se penchant sur l'élaboration par chaque acteur au sein de tout groupe de cette
"réalité", furent élaborés les principes de l'épistémologie
constructiviste.
Des
apports qu'ont constitué ces nouvelles approches de la cognition, de notre
perception du monde, a découlé une épistémologie dite
"constructiviste"*xv (rien à voir avec l'école
architecturale russe du même nom). Celle-ci partant du fait que la réalité est
une "interprétation construite par et à travers la communication",
propose de travailler non plus sur la définition d'un monde
"objectif" ou d'une quelconque "vérité" mais plutôt de
comprendre, voir d'agir sur cette construction. Le constructivisme parle
"d'invention de la réalité"; il s'agit en fait de la construction
sociale d'un appareil cognitif qui, générant une signification à partir des
évènements qu'il rencontre, donne à ceux-ci un caractère cohérent qui finit par
constituer un monde. Appliquant ce modèle à la psychologie, le thérapeute se
penche donc de manière systémique sur l'ensemble des éléments - en particulier
dans la famille - qui contribue à élaborer cette construction difficile à vivre
pour le sujet et à essayer de l'infléchir vers quelque chose de plus viable.
De
plus, confronté à la complexité des identités et interactions psychologiques,
le constructivisme se penche sur la notion de paradoxe, jusqu'ici soigneusement
écartée des réflexions sur l'organisation du monde. Armé des outils
systémiques, le constructivisme "réhabilite" le paradoxe en tant que
partie inaliénable de la réalité, susceptible d'être étudiée et surtout
phénomène essentiellement créatif. Cette reconnaissance du paradoxe devient
même une clé de l'interprétation de notre monde, voyant en celui-ci, plus qu'un
avatar de la complexité du monde, un principe générateur, créatif. Le paradoxe,
lieu ou se mêlent plusieurs niveaux de communication ou de cognition, devient,
par la force de l'antagonisme qu'il représente, un phénomène créateur dont
l'émergence ne se révèle qu'à un troisième niveau: méta-niveau.
Ces
notions, quelque peu complexes à aborder, représentent néanmoins de formidables
outils d'appréhension de la réalité. C'est à partir de ceux-ci que peut se
fonder un modèle de naissance du sens qui soit apte à refléter la complexité,
le caractère dynamique et multiple de celui-ci.
Ainsi,
dans notre quête du sens, au fil de l'accumulation des éléments, nous sommes en
mesure d'entrevoir un modèle qui puisse nous aider à comprendre effectivement
la nature de ce que l'on appelle sens.
La
première conséquence de ce qui précède est, semble-t-il, l'insécabilité du sens
et de la cognition. Un événement semble tout d'abord être sens, ou faire sens,
à partir du moment où il devient élément d'un appareil cognitif. Cet appareil
cognitif peut être appelé "système de pertinence" ou
"contexte" mais le caractère actif de ce contexte, son activité sur
l'établissement d'une réalité semble constituer le moteur de cette création de
sens. Ainsi une information ne donnera du sens que dans une démarche cognitive
et donc, qu'une fois: soit qu'elle aura un autre sens la deuxième fois, soit
qu'elle sera ignorée, soit encore qu'elle servira à reconstituer un édifice
cognitif se dégradant. Pour générer du sens, un phénomène doit donc avoir à la
fois un caractère et une dynamique cohérente.
Cette
relation sens - cognition constitue le premier élément à retenir, il fonde la
naissance du sens sur un processus complexe mais assimilable et sur lequel on
peut se retourner quand, face à une situation nouvelle, on cherche "le
début de l'histoire".
Autre
caractéristique du sens issue de cette vision, dépendant de systèmes cognitifs,
le sens est lié aux caractéristiques et aux processus de
construction de ces derniers. Or, nous l'avons vu, le systémisme et
le constructivisme décrivent de mieux en mieux ces phénomènes, leurs
"logiques", et c'est avec ces lunettes qu'il faudra observer ces
mécanismes si l'on veut rendre compte de toute la richesse de ces réalités. De
plus, nous ne devons pas oublier le caractère "auto-construit" et
globalement dynamique de ces systèmes ou appareils cognitifs enfin garder à
l'esprit que nous parlons de "nuages" et non de machines.
Ainsi,
si l'on veut décrire selon ce modèle le fonctionnement du système qui est à
l'origine du sens, reprenons notre premier schéma et voyant comment se
développe une cognition partagée entre plusieurs individus.
Ce
schéma montre en jaune ce que l'on pourrait appeler un système cognitif
partagé. Celui-ci est issu à la fois des interactions des trois individus, dont
le système cognitif "élémentaire" et en rouge, et des interactions du
système formé par ces individus avec son environnement. Bien sûr, il faut voir
dans ce schéma une extrême simplification qui à pour but de visualiser
facilement d'une part la coexistence de deux systèmes cognitifs et d'autre part
la co-détermination de ces systèmes.
Il
est alors facile d'imaginer comment un événement pourra prendre une
signification différente selon qu'il sera pris en fonction de la zone jaune ou
d'une zone rouge. Par exemple, dans le cas de trois personnes travaillant
ensemble, un événement pourra avoir ou ne pas avoir de sens pour le groupe, en
fait le système cognitif du groupe est d'avoir un sens pour une ou plusieurs
personnes du groupe. Aussi on peut voir tous les types de relation,
de constructions mutuelles et de réflexion de l'un sur les autres que peuvent
avoir ces systèmes cognitifs. On voit par exemple comment le système cognitif
constitue un objet de réflexion pour les systèmes du groupe et comment le
système du groupe en constitue un pour celui de l'individu. On a clairement ici
à faire à un système de systèmes enchevêtrés, en constante auto-construction.
Maintenant
il nous faut imaginer comment ce modèle fonctionne dans un univers non isolé,
c'est-à-dire dans une société. Les niveaux étant de plus en plus nombreux et
chaque individu faisant partie de nombreux systèmes d'interaction différents,
la complexité du système est telle qu'elle devient impossible à représenter ou
à percevoir dans son ensemble.
Vue
sous cet angle, la cognition ressemble bien à un système dynamique de
sous-systèmes enchevêtrés ou chaque sous-système détermine et est déterminé par
les autres et par l'environnement. C'est donc avec les outils de réflexion sur
ce genre de phénomène qu'il nous faut regarder la naissance du sens et non en
espérant pouvoir y plaquer un quelconque déterminisme positiviste. Néanmoins,
la pensée contemporaine a développé des outils d'appréhension de phénomènes
complexes qui vont nous permettre de dégager certaines caractéristiques du
fonctionnement de ce système qui est à l'origine du sens.
Ayant
vu les différentes étapes qui mènent à la constitution de ce modèle et
connaissant sa structure, il ne nous reste plus qu'à étudier son mode de
fonctionnement. Nous devrions procéder à la manière de quelqu'un qui
inspecte, qui étudie un instrument de musique afin de savoir comment la musique
en émerge et même comment on l'utilise.
Le
premier point à prendre en compte dans cette vision de la nature du sens - nous
avons déjà beaucoup insisté dessus - est le caractère parallèle de toutes
causalités à l'intérieur de ces systèmes. Ceci n'est pas sans conséquence
puisque dés lors nous nous trouvons pratiquement face à l'inconnu. En effet
comment travailler de manière scientifique sur des phénomènes qui ne répondent
pas strictement aux principes mathématiques de description séquentielle. Cette
appréhension de la réalité nous offre plus une fenêtre sur la complexité et la
richesse du monde qu'une formule qui ramènerait celle-ci à un plan unique. En
fait cette prise de conscience nous montre l'impossibilité de l'idéal
rationaliste de "résorption totale du réel dans l'activité de la
connaissance" (JP. Dupuy). Il s'ensuit un réajustement du rapport homme /
monde qui plaide en faveur d'une attitude moins "maîtrisante" envers
le réel. (Cette prise de conscience de la pensée contemporaine en matière de
complexité n'est pas sans rappeler les philosophies orientales millénaires mais
on sait aussi que des travaux sont en cours pour édifier des mathématiques
capables de maîtriser ces phénomènes). Ce modèle implique donc une approche
globale, proche de la pensée complexe.
Le
deuxième caractère fondamental de ce modèle est la notion de niveau.
Nous l'avons vu, il y a autant de niveaux cognitifs, ou générateurs de sens,
qu'il y a de systèmes d'interactions. Il est donc important de savoir à quel
niveau on se trouve pour observer le sens d'un phénomène. Nous retrouvons là la
notion de cadrage issue du systémisme et chère aux chercheurs de l'école de
Palo Alto.
Ainsi
nous pouvons comprendre comment un événement aura un sens ou un autre au niveau
d'un individu seul, d'un individu en tant que membre d'un groupe, d'une
société... De la même façon ce modèle nous donne une image de ce que l'on
appelle "meta-niveau". Imaginons deux personnes opposant deux points
de vue personnels contradictoires, ces personnes peuvent communiquer au sujet
de leur polémique en se plaçant dans l'espace cognitif issu de leur relation
(le jaune), ils peuvent communiquer au sujet de leur relation en se plaçant
dans l'espace cognitif de leur société, etc...
Autre
caractéristique systémique de ce fonctionnement en niveau, la présence
d'interprétation ou de communication faisant appel à deux niveaux générant un
sens contradictoire. Il s'agit évidemment des phénomènes de paradoxe tel que le
constructivisme l'a décrit et qui forment aujourd'hui une clé de la compréhension
des phénomènes humains.
Enfin,
la communication, au sens le plus large, celui de "communication
généralisée"*xvi, constitue le principal modeleur de ces
systèmes. Cela signifie que celle-ci, bien plus que de véhiculer le sens, crée,
anime et modifie sans cesse ces "nuages cognitifs" d'où il émerge.
C'est d'ailleurs de cette façon que les sciences de l'information et de la
communication se penchent aujourd'hui sur la problématique de la communication.
Il s'agit pour les sciences humaines de se munir de modèles de communication
qui soient plus proche des problématiques complexes liées à la psychologie et
aux sciences sociales. Les sciences de la communication n'étant, dans leur
approche qualitative pas affectées par les lacunes mathématiques à l'endroit
des phénomènes non linéaires, se penchent donc sur ces mouvements de contexte
qui sont à l'origine du sens et cherchent à décrire leur comportement. La
linguistique, la psychologie et la psychosociologie sont parmi les principaux
outils qu'utilisent les sciences de la communication dans ce travail sur le
sens. La théorie des processus de communication notamment, se pose comme un
modèle de compréhension de ces phénomènes qu'elle base sur les mouvements de
contexte générateur de sens.
Maintenant
que nous avons un modèle nous donnant une description des mécanismes de notre
appréhension du réel, Il nous faut essayer de nous servir de cette vision afin
de nous permettre de comprendre, dans des cas concrets, comment le sens
apparaît, comment il change ou comment il disparaît. Pour cela il nous faut
synthétiser quelque peu notre modèle.
En
résumé on peut dire que le sens d'un événement est fonction de la
"zone cognitive" dans laquelle celui-ci est pris en compte. Afin
de comprendre comment un événement fait ou ne fait pas sens, il faudra dés lors
étudier le fonctionnement, et partant, la constitution de cette
"zone cognitive". Il s'agit donc d'essayer de comprendre quels
sont les éléments et les systèmes adjacents qui produisent
cette zone et de quelle façon ils sont considérés afin de
former une cohérence. Cette cohérence pourra être analysée en terme
de direction ou d'objectif vers lequel elle semble se diriger et, d'autre part,
en considérant "la manière" ou le type de mécanismes qu'elle emploie.
En outre on sait qu'il faudra considérer la communication comme principal moyen
d'action sur ces "zones cognitives" et donc porter une attention
particulière sur les échanges qui contribuent à ses modifications. Enfin, étant
donné le caractère systémique de ces phénomènes, ils devront aussi être
considérés avec un regard sensibilisé aux apports épistémologiques de la pensée
complexe.
Nous
voici ici au terme du cheminement intellectuel qui devait nous faire découvrir
la nature du sens, bien entendu la clé en est plus le voyage à travers ce
labyrinthe qu'un trésor ou une formule que nous y aurions trouvée. Ce qui en
restera est, je l'espère, la cohérence.
Dés
lors, regardons comment, à la lumière de cette cohérence, nous pouvons par
exemple décrire l'histoire de la fille du maçon basque et du musée de Bilbao.
Pour
Arentza, le nouveau musée de l'architecte californien "ne veut rien
dire", c'est à dire que hormis la sensation de plaisir esthétique que
celui-ci lui procure, ces formes, ces jeux de matériaux ne créent aucun sens
pour elle. Les courbes, les surfaces gauches, le titane, les volumétries
imbriquées du musée tout autant que la renommée de l'architecte ou de la
fondation Guggenheim constituent pour elle autant de "bruits" qu'un
poème coréen pour un paysan auvergnat. En fait ces données ne deviennent
information que dans une zone cognitive telle que celle liée à l'histoire de
l'art, de l'architecture ou encore dans celle liée à cet avatar de la pensée
occidentale qu'est le culte de la modernité. Zone qui donnera une très haute
importance au fait que l'architecte a utilisé les technologies de
l'aéronautique pour la conception d'un bâtiment. On le voit, ces systèmes qui
donneront du sens au musée représentent, outre une somme de données cohérentes,
une dynamique dont celui-ci doit partager la direction.
Mais
il en va de même pour la maison du maçon vis-à-vis de sa famille. D'une part,
d'un point de vue individuel, cette maison prend un sens "moral" dans
la zone cognitive de chacun du fait que celle-ci émerge en partie de valeurs
morales élémentaires de cette société, zone de cognition élémentaire dont la
dynamique va dans le sens du "bien être" de chacun. D'autre part,
cette maison génère encore plus de sens dans la zone cognitive issue des
relations familiales et de la valeur humaine à laquelle cette cognition accorde
une importance essentielle. Celle-ci pourrait, par son échelle faire l'objet
d'une étude précise, prenant en compte l'histoire de cette famille mais aussi
les caractéristiques principales des zones cognitives individuelles de chacun
de ses membres ainsi que celles issues de leur village, de leur pays etc...
Ici
mon propos n'est pas de porter un jugement quant à la plus grande importance
qu'il faudrait donner ou non aux valeurs morales et humaines plutôt qu'aux
constructions intellectuelles et à la notion de progrès. Mon but est plutôt,
comme je l'ai dis plus haut, de trouver "ce qui fait la valeur d'une
architecture", c'est-à-dire de décrire de façon plus ou moins précise les
systèmes cognitifs qui donnent à celle-ci son sens.
Dans
la deuxième partie de ce mémoire, j'essayerais donc de décrire d'une part ce
que fut le système cognitif qui donna son sens au mouvement moderne et dans un
second temps de décrire celui qui est à l'origine des directions que prend
l'architecture contemporaine.
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On
comprend maintenant comment le sens d'une idée ou d'une communication peut être
partagée par des groupes différents, on imagine le système cognitif commun,
issu d'une construction collective de la société, qui dans sa dynamique englobe
de vastes domaines de compétence dans une seule et même cohérence. Ceci est
pour moi la clé qui permet d'expliquer pourquoi j'ai trouvé cette compréhension
de mes problématiques d'architecture chez une danseuse, un musicien, un
chercheur en gestion ou un philosophe. Dans l'autre sens, ce caractère partagé
devient l'indice numéro un dans une enquête sur la constitution et le
fonctionnement de ce système cognitif commun. C'est cette enquête que je vais
essayer de mener à bien au cours de cette deuxième partie. Celle-ci, reprenant
le modèle présenté dans la première partie devrait nous permettre de saisir de
quelle façon la valeur d'une idée est liée à une certaine vision du monde et
surtout de quoi est constituée cette "vision du monde".
En
outre, ce regard sur le système cognitif qui, à l'échelle d'une société, donne
à certaines créations ou à certains points de vue plus de prix qu'à d'autres
essayera de montrer qu'un tel système, loin d'être fixé, évolue à travers le
temps, faisant parfois pivoter la girouette des valeurs. Ceci aura pour effet,
je pense, de donner à l'ensemble de ces jugements de valeurs un caractère
sainement relatif qui sied à ce qu'on appelle parfois "débat de
société". Néanmoins ce travail incessant des systèmes cognitif de notre
société, dans leurs formalisations artistiques, scientifiques ou philosophiques
constituent pour moi le théâtre d'un spectacle passionnant et générateur d'un
grand enthousiasme.
Si
on y regarde de prés l'architecture est un art très représentatif d'une époque,
non seulement les techniques de construction reflètent l'évolution
technologique d'une société (firmitas) mais aussi de part les programmes
qu'elle est censée servir l'architecture donne une forme matérielle aux habitudes,
aux pratiques (utilitas) de celle-ci à un moment donné. Plus encore, cette
formalisation se fait selon les canons esthétiques et surtout intellectuels
(semiosis) de cette société ou du moins, d'un système cognitif qui en est issu
et qui, en quelque sorte, "tient les manettes" de son évolution.
C'est précisément ce système qui fera l'objet de mon étude car c'est lui qui
est à l'origine du sens des grandes productions d'une époque.
Il
est toujours étonnant de regarder les vestiges des modes ou des courants
devenus caduques. Dans ce domaine, l'architecture est sûrement l'activité la
plus prolixe puisque un bâtiment vit un peu plus longtemps qu'une robe d'été,
une chanson, ou qu'une mode managériale; nos villes sont les vitrines des
façons de penser successives de notre société. Ainsi on est parfois déconcerté
par certains de ces vestiges et l'on se demande comment on a pu faire de telles
choses, avoir certains goûts. Bien sûr, si on y prête plus d'attention, ces
choses nous renvoient toutes les circonstances de leur création, les situations
et les éléments constitutifs du raisonnement qui en est à l'origine. Le
mouvement moderne en architecture prend ainsi son sens dans la pensée de son
époque, en fait, dans un certain système cognitif de cette période sur laquelle
nous pouvons poser un regard afin d'essayer de comprendre comment, par exemple,
on a donné un sens positif au fait de vivre à vingt mètres d'altitude dans une
boite de béton "brut de décoffrage", alignée à cinquante boites identiques,
dans un "paquebot" sur pilotis.
Afin
de nous pencher sur cette période architecturale à travers le modèle qui vient
d'être décrit, nous devrons donc observer la société toute entière qui a généré
cette construction intellectuelle. Au cours de cette observation nous
essayerons par conséquent de faire ressortir les trois éléments qui
caractérisent selon nous un système cognitif.
Premièrement, nous dégagerons les "systèmes
adjacents" qui comme nous l'avons vu contribuent à modéliser,
à "énacter" ce système puis nous relèverons les éléments,
événements, phénomènes de société qui forment les "objets durs" de ce
système.
Ensuite
il nous faudra déterminer la ou les dynamiques internes de ce système,
c'est-à-dire les buts, les directions dans lesquelles ce système cognitif
dirige sa cohérence. Nous verrons comment cette dynamique peut prendre un
caractère de fondement moral tant les éléments assimilés par ce système auront
une connotation positive ou négative selon que leurs effets vont ou ne vont pas
dans le sens de cette dynamique.
Enfin
nous essayerons de comprendre la mécanique, la manière dont le système effectue
ses opérations afin d'élaborer sa construction et de parvenir aux buts qu'il
s'est fixé.
Pourtant
il n'est pas question ici de rendre compte de cette recherche à travers un
tableau, une frise chronologique ou un schéma systémique qui décrirait
méthodiquement une logique aboutissant à la forme de la villa Savoy. Nous
tenterons plutôt de rendre compte de notre appréhension du système par un texte
moins analytique, qui prenne une forme moins rationnalisante.
Faire
un bilan des événements qui sont à l'origine de l'esprit d'une époque n'est pas
chose facile et nous passerons sûrement sur certains faits qui paraîtront
essentiels à d'autres observateurs, mais n'est-ce pas le lot de toute recherche
que d'occulter ce qui ne va pas dans sa direction et de diriger ses regards
vers les éléments qui la confortent ? Après tout, une recherche peut être
considérée comme un système cognitif comme les autres.
"Après l'effet on croit en d'autres
causes qu'avant"*xvii
Nietzsche
Peut-on
imaginer un homme qui n'aurait qu'un système cognitif ? Quelqu'un qui n'aurait
pas la capacité de donner deux sens à une même chose, par exemple de voir
"le pour et le contre" dans les événements qu'il rencontre. Quelqu'un
qui ne pourrait pas voir le monde à la fois d'un point de vue personnel et du
point de vue social ou même de considérer les intérêts divergeants de deux
groupes dont il serait membre en même temps. Assurément un tel homme aurait
d'énormes difficultés à vivre, voir même à survivre dans le monde. Par exemple,
s'il n'avait comme seul point de vue que celui de sa société, il serait parfois
en grande difficulté par rapport aux exigences de son corps, celui-ci ayant
souvent des besoins qui ne se conforment pas à l'intérêt social. Autre exemple,
cet homme ne pouvant imaginer d'autre façon de voir le monde que la sienne, il
prêterait aux autres cette façon de penser et, si l'un d'eux ne parvenait pas
aux mêmes conclusions que lui, il conclurait donc que son raisonnement
comporterait une erreur. Notre homme serait alors obligé d'établir une
hiérarchie entre les hommes, partant de ceux qui ne font pas d'erreur et allant
jusqu'à ceux (les pauvres) qui n'auraient pas les "capacités"
nécessaires aux opérations ayant cours dans ce système. Bien sûr, une telle
personne ne pourrait exister dans la "réalité réelle"*xviii,
mais je vous propose, afin de comprendre comment nait le sens des créations du
mouvement moderne, d'imaginer une personne qui aurait cette improbable
particularité et qui ne penserait, par exemple, qu'avec l'intelligence du
mouvement moderne. Appelons-le Monsieur Moderne.
Tout
d'abord une précision concernant les qualités, et dieu sait si elles sont
nombreuses, de notre homme. M. Moderne est une personne "éveillée",
habile avec les constructions intellectuelles. Les concepts les plus
sophistiqués ne lui font pas peur et ses raisonnements sont toujours d'une
grande finesse, d'une précision qui impose le respect. M. Moderne est
travailleur et rigoureux, il n'est pas du genre à laisser la fatigue ou la
lassitude l'entraîner dans les zones troubles et nauséabondes du travail bâclé.
De plus, un irrépressible besoin de rigueur génère en lui, et en toute
modestie, une honnêteté à toute épreuve. Autre qualité, et c'est là
certainement la plus belle et la plus inexplicable, M. Moderne aime son
prochain. Ce sentiment le met non seulement dans l'incapacité de négliger ses
semblables mais, plus encore, le pousse à œuvrer pour leur bien. En fait, on
peut dire que s'il n'y avait cette étrange maladie, appelons-la la
"monosémiosie", qu'il avait contractée dieu sait où, M.
Moderne serait ce qu'on appelle quelqu'un de brillant.
Notons
que si notre homme ne peut concevoir qu'un seul sens à chaque chose, il n'est
pas dupe des mots qui, dans le dictionnaire par exemple, renferment plusieurs
définitions. Ainsi ne voit-il aucun problème au fait que le mot
"sens" définisse une direction, un des cinq sens ou la signification.
Au contraire, il se félicite de comprendre que cela est du à l'histoire de leur
naissance et n'y voit aucun paradoxe. En revanche, le paradoxe, voilà ce qu'il
considère être un problème. En effet étant donné sa particularité
intellectuelle, M. Moderne voit dans ce phénomène non seulement l'endroit où
les choses quittent le domaine de son entendement mais aussi la cause de bien
des malheurs - peut-être même tous !- de notre société.
Mais
voyons maintenant, puisque c'est là notre sujet, comment notre personnage
compose avec le monde occidental du 20ème siècle et finit par élaborer une
cohérence absolue de sa vision du monde.
Disons
que M. Moderne est né avec le siècle quand la révolution industrielle besognait
à toute vapeur. Comme il en pinçait pour les humanistes, il se tenait au fait
des nouveautés dans tous les domaines, sans pour autant manquer de respect aux
traditions. Ainsi on ne pouvait pas le prendre à défaut, que ce soit au sujet
de l'enseignement littéraire, de l'économie, de la politique ou des Sciences et
Techniques, pour lesquelles il se passionnait, mais aussi du monde des arts ou
de la philosophie. M. Moderne s'émerveillait de voir l'Homme se rapprocher
doucement mais sûrement du jour où, la formule entre les mains, il ferait
tourner le monde comme une montre suisse. Un oeil sur chacun des chantiers de
l'humanité, il observait leur évolution et se réjouissait en particulier que
tous, utilisant les belles mathématiques, allaient venir à bout de ces poisons
de paradoxes. Selon M. Moderne, les mathématiques valaient tous les
"espérantos" qu'il eut été possible d'inventer. Bref, M. Moderne
était plutôt optimiste.
Pour
autant qu'il fut respectueux des anciens, M. Moderne n'en était pas moins
jeune, et comme tous les bouillonnants jeunes gens de son âge, ce garçon se
sentait des envies de "coup de pied dans la fourmilière". Quand il
parlait de "fourmilière" il fallait comprendre tout ce qu'il avait vu
de "leste" encombrant les universités. Bien sûr, il n'existait rien
de plus honorable et enrichissant que d'étudier l'œuvre des sages qui nous
avaient précédés mais rien ne l'irritait plus que de voir à quel point l'académisme
vivait moins de bonne volonté que de comportements incohérents et improductifs
fondés sur des intérêts personnels ou des luttes de clans. Plus grave encore,
par son inertie, on voyait l'enseignement s'éloigner des réalités (déjà) d'un
monde en pleine révolution. Selon lui, le monde changeant, le travail des
anciens ne devait pas nous servir à reproduire un même modèle, encore et
toujours, mais représentait un acquis que l'on devait faire évoluer afin de
l'améliorer.
M. Moderne pensait donc, dans ses excès
d'impertinence juvénile, que les anciens dogmes devaient laisser la place à de
nouveaux, plus à-même de permettre à notre société de se développer dans le
dynamisme et dans l'harmonie. Il voyait bien que l'heure était venue de faire
des choix, non seulement dans l'Académie mais surtout en ce qui concernait les
directions politiques et économiques que notre société devait prendre.
La
démocratie par exemple, si elle était pour lui une des plus belles conquêtes de
l'humanité, était encore loin d'effacer les inégalités vertigineuses que la
révolution industrielle n'avait fait que déplacer et même creuser un peu plus,
par rapport aux systèmes qui l'avaient précédée. Pour M. Moderne, le grand
choix auquel nous étions confrontés était le suivant : d'un côté, les
formidables progrès de la technique semblaient être propulsés par la dynamique
du libre-échange. On pouvait penser qu'il y avait dans cette quête
individualiste du profit un principe qui, malgré tout, tendait au bien-être de
la communauté tout entière. Aussi faudrait-il encourager cette politique
libérale qui finirait par faire s'étendre les bienfaits du progrès à l'ensemble
de la société. La machine par exemple n'allait-elle pas améliorer la production
tout en libérant les moins chanceux des besognes ingrates et si pénibles de la
mine, de l'usine ou des champs ? D'un autre côté, il fallait bien le
reconnaître, il y avait la possibilité de voir les nantis s'emparer des
avantages de l'industrie pour réduire les plus démunis à de nouvelles formes
d'esclavage. En fait, M. Moderne, en ouvrant les yeux du plus grand qu'il
pouvait, n'arrivait pas à voir dans les visages de ceux qui pilotaient la
locomotive de l'industrie, les traits des tyrans décrits par les marxistes. En
fait, s'il faut reconnaître qu'il percevait dans le communisme des idées qui ne
pouvaient pas ne pas le séduire, M. Moderne avait opté pour le système libéral
en se disant que celui-ci lui paraissait plus harmonieux dans le sens où il
semblait découler naturellement de la longue marche dans laquelle l'humanité
s'était engagée depuis des millénaires. Après tout, la société n'avait-elle pas
évolué d'elle-même vers la démocratie et celle-ci ne devenait-elle pas de plus
en plus présente dans les pays autour du sien ? Néanmoins il était curieux de
voir comment cette expérience communautaire, mettant enfin tous les hommes sur
un même pied d'égalité, allait aboutir. Parfois même, entraîné par son
incurable honnêteté, il se disait qu'il ne verrait pas de contradiction à
changer pour un système communiste si celui-ci s'avérait plus efficace sur le
chantier de l'humanité.
Son
enthousiasme, M. Moderne le devait surtout au spectacle que lui offraient les
Sciences et Techniques. Jour après jour, il n'avait de cesse de s'émerveiller
devant l'esprit humain qui, tel Sherlock Holmes ou Hercule Poireau, tombait
toujours sur la piste qui menait aux règles secrètes qui se cachaient au fond
de chaque création de la nature. "L'homme, se disait-il, écrit depuis des
millénaires et sans discontinuité le grand livre dans lequel on pourra lire la
logique de chaque choses. Hier nous étions des enfants qui regardions le monde
avec les yeux de la peur, sans savoir s'il s'agissait d'un ogre ou d'une
créature amicale. Et voilà qu'aujourd'hui nous regardons la nature avec le
sourire amusé d'un grand-père bienveillant." Il savait bien que le travail
battait son plein et qu'il était loin d'être achevé, mais les succès de la
raison s'inscrivaient sur chaque théorie dont l'application nous donnait la vitesse,
le pouvoir de voler ou nous affranchissait des caprices de la nature. Plus
encore, M. Moderne pensait que l'on toucherait au sublime le jour où l'humanité
trouverait dans le livre de ces théories le principe primordial qui les
réunirait toutes. La théorie des théories, la formule des formules qui ferait
éclater la brillante simplicité de ce monde aux allures si compliquées. Cette
idée constituait d'ailleurs à ces yeux le but ultime de la science et il voyait
bien les savants trouver ce trésor dans le monde de l'infiniment petit ou dans
un principe commun aux champs gravitationnel et électromagnétique. Quoi qu'il
en soit l'homme était armé de recettes, de savoir-faire épistémologiques qui
semblaient sans limite et qui avaient donné tant de résultats. Par exemple,
Monsieur Moderne se satisfaisait grandement des conseils de Descartes et se
disait que dés lors il n'y aura plus de problèmes qui ne pussent se décomposer
en problèmes plus simples ou de mouvements dont on aurait pu décomposer les
forces selon un ou plusieurs repères qui le rationaliseraient.
Mais
M. Moderne n'était pas de ceux qui ne voient le monde qu'à travers l'œil
austère et disons-le parfois un peu froid, de la science et des grandes
théories. Non, il se félicitait de goûter à toutes les beautés que le monde
faisait naître et, en bon gentilhomme, portait le plus grand intérêt aux choses
de l'art et à la poésie. Outre les plaisirs que lui procuraient les
chefs-d'œuvres qu'avaient laissés les maîtres de la peinture, de la musique, de
la littérature ou du théâtre, il aimait voir dans l'art cette liberté qui
permet à ceux qui le pratique d'être toujours en avance sur leur temps. Aussi
notre homme gardait-il un oeil attentif pour l'art et les artistes qui étaient
de son temps et dont le travail naissait de préoccupations "actuelles".
A leurs manières, pensait-il, les artistes eux aussi, poursuivent un travail
qui commença avec l'humanité. Par exemple, il comprenait très bien qu'avec
l'invention de la photographie, la peinture devait visiter les mondes de
l'abstraction et que cela faisait partie de l'évolution. M. Moderne voyait même
dans l'abstraction le signe d'une élévation de l'homme vers une esthétique plus
délicate qui se détacherait peu à peu des trivialités de notre condition
originairement animale.
Il savait que la poésie était une nourriture
dont l'homme ne pourrait jamais se passer et voyait même en elle une
alternative à ce que la religion n'était plus capable de lui apporter. En
effet, s'il fallait reconnaître le réconfort ainsi que l'éducation des peuples
que les religions avaient répandu pendant des siècles, on pouvait encore voir
les séquelles que celles-ci avaient laissées dans la société par son
obscurantisme et son goût du pouvoir. En fait M. Moderne mettait beaucoup
d'espoir dans l'école "gratuite, laïque et obligatoire" dont il
imaginait qu'elle nous mènerait vers une société où les superstitions et les
rites désuets laisseraient la place au savoir et à la poésie.
M.
Moderne passait beaucoup de temps à expliquer aux autres toutes ces choses
qu'il avait la chance de comprendre et que, malheureusement, tout le monde
n'était pas à même d'appréhender avec une telle acuité. Il considérait que si
la nature lui avait donné la responsabilité d'une intelligence si fidèle à la
raison, il se devait d'en faire profiter les autres. Sans doute aurait-il pu en
faire mauvaise usage, en préparant quelques manipulations profitables à son
enrichissement personnel ou en dessinant quelques plans machiavéliques qui
eurent pour effet de mettre entre ses mains le pouvoir ou la gloire. Mais non,
M. Moderne voyait plus son bonheur dans le fait d'aider ses prochains que dans
la quête de plaisirs égoïstes. Ainsi, pour le bien de ses proches et moins
proches, il travaillait patiemment à leur ouvrir les yeux, à montrer à ceux qui
ne pouvaient le voir, comment la raison pouvait venir à bout de toutes les
choses qui nous empoisonnent la vie, de tous ces mystères et de tous ces
sempiternels conflits qui avaient fait, par le passé, tant de victimes et de
malheureux. A sa manière, M. Moderne prêchait mais, cette fois, il ne
s'agissait pas de tromper ou d'endormir les gens, il s'agissait de les aider à
ouvrir les yeux sur un monde qui, si on voulait bien retrousser ses manches et
y mettre un peu de bonne volonté, allait dépasser toutes nos ambitions. M.
Moderne prêchait d'ailleurs tant et si bien qu'un jour il fut contacté, par une
organisation - dont l'identité reste aujourd'hui encore un grand mystère - pour
remplir une mission d'intérêt public. Ce jour là, M. Moderne fut prié de
réfléchir à la façon dont notre société devait reconsidérer ses habitudes en
matière de conception de son cadre de vie à la veille de cette période de
grande moisson du labeur de l'humanité. Il s'agissait là d'une tache d'une très
haute importance et qui, si elle était bien menée, constituerait pour notre
société un immense pas en avant. Cette mission M. Moderne l'accepta, non sans
un frisson de vertige devant la responsabilité qu'elle impliquait, puis après
une grande respiration destinée à rassembler ses forces et ses idées, notre
personnage se mit au travail.
Ordre
et méthode ne devaient pas quitter celui qui se lançait dans un tel chantier.
M. Moderne voulait être sûr de ne pas faire d'erreur, de ne rien oublier.
Surtout, il voulait s'assurer de bien prendre en considération tous les
éléments qui constituaient les grands facteurs de son époque. En effet
connaître les mouvements présents serait indispensable s'il voulait travailler
pour l'avenir. Il pensait qu'il devait agir à la manière d'un physicien qui peut
prédire la trajectoire d'un boulé de canon à partir de sa position et de sa
vitesse à l'instant présent. Aussi M. Moderne se disait qu'il n'était pas
mauvais qu'on l'eut choisi lui:"travailler pour l'avenir nécessite une
grande connaissance du passé et mon savoir en ce qui concerne le travail des
anciens sera un atout irremplaçable dans une telle besogne. La première chose à
faire est de définir clairement les objectifs à atteindre".
Sachant
que son travail ne se bornait pas à trouver des solutions techniques mais
plutôt à élaborer ce que l'on aurait pu appeler "un projet pour la
société", M. Moderne n'essaya pas d'établir un cahier des charges précis
et administratif mais s'appliqua à préciser les grandes tendances que devaient
suivre son travail. Bien sûr, certains critères étaient incontournables et
devaient figurer parmi les piliers sur lesquels s'appuierait le reste de
l'édifice. Ainsi, sa première démarche fut de dégager les grands axes qui
devaient guider l'ensemble de sa démarche. Pour cela il se dit qu'il fallait
prendre du recul, beaucoup de recul, et observer le sens dans lequel notre
société s'avançait pour identifier les principaux objectifs dont l'humanité
s'était mise en quête.
Le
premier de ces grands objectifs consistait en une évolution du rapport entre
l'homme et la nature. Comme nous l'avons dit auparavant, M. Moderne avait déjà
son idée concernant cette question. Tout nous amenait à penser qu'après des
millénaires de dépendance vis-à-vis de la nature, l'homme allait finir par la
dominer. Ce premier axe, cette première dynamique avait deux conséquences
directes qu'il faudrait prendre en compte lors de la conception de notre cadre
de vie : premièrement l'homme qui n'avait plus à subir la
nature entrait dans une ère d'utilisation de celle-ci, mais cette utilisation
devait se faire de façon intelligente. Par exemple, l'homme devait faire en
sorte de profiter au maximum des forces et des beautés que les paysages, les
climats ou les flores pouvaient lui offrir et ce tant du point de vue
esthétique que pratique. Autre conséquence, et celle-ci semblait bien plus
fondamentale, l'humanité allait devenir un "créateur". En effet,
l'homme qui avait depuis toujours dû composer avec les créations et les aléas
de la nature voyait venir le moment ou il deviendrait lui aussi compositeur de
ce monde. Cela impliquait de grandes responsabilités mais on pouvait espérer,
aux vues des chefs d'œuvre de l'humanité, que le monde qu'il allait
"créer" serait non seulement empli de richesse poétique mais aussi et
surtout d'ingéniosité et de raison. On pouvait même s'attendre à ce que les
créations de l'homme, pour peu qu'elles aient été bien pensées, auraient pour
elles l'avantage d'avoir une constitution et des comportements logiques. M.
Moderne se disait que l'humain pouvait espérer un jour vivre, telle une famille
dans sa maison, dans un espace qu'il aurait imaginé et arrangé lui-même.
Deuxième
objectif, les hommes ayant réussi à maîtriser la nature, il restait encore à
savoir les faire vivre entre eux. Si pour certains cela semblait impossible, M.
Moderne était persuadé que c'était oublier un peu vite l'idée d'évolution et
surtout qu'il ne fallait pas rester aveugle aux succès de la démocratie. Bien
sûr il restait beaucoup de travail mais c'était là encore une grande direction
de l'humanité, et elle allait dans le bon sens. Cela devait donc aussi avoir
des répercussions sur la façon dont on devait concevoir le monde de demain.
Pour M. Moderne, il fallait donc prendre en considération le facteur
démocratique dans tous les projets que nous serions amenés à imaginer. Cela
signifiait que la dimension collective devait parfois prendre le pas sur les
"lubies" de chacun et qu'un projet, s'il ne pouvait pas toujours
faire l'unanimité, devait rassembler une majorité de satisfaits. La dimension
collective devait donc prendre de plus en plus d'importance mais M. Moderne
voyait aussi dans la faculté croissante des hommes à gérer les sociétés un
avantage dont on ne pouvait encore imaginer la portée: l'internationalisation.
Ce changement de repère lui semblait être un phénomène incontournable.
"Aujourd'hui, on ne peut plus concevoir son espace comme on le faisait du
temps où l'on considérait son village comme le centre du monde.... Le
train, le paquebot et bientôt l'aéroplane vont réduire les distances non
seulement à l'intérieur des pays mais surtout de pays à pays et, si les hommes
apprennent enfin à voir les avantages d'une bonne entente entre les pays, la
question de l'habitat sera débattue internationalement."
Enfin,
M. Moderne pensait que ce travail était surtout l'occasion de faire avancer la
quête qu'il considérait comme la plus juste et la plus fondamentale de toute,
celle qui devait concentrer tous les efforts de notre société, celle qui
touchait au plus profond de l'humanité: L'EGALITE. Dans ce domaine aussi, il
réussit à dégager deux axes selon lesquels on pouvait aborder le problème (et
on se rendait vraiment compte qu'il n'avait pas était choisi au hasard. D'une
part l'égalité devait évidemment être présente dans les rapports entre les
hommes. Cela ne signifiait pas pour lui que nous devions tous nous appeler
"camarade" mais plutôt que les hiérarchies, qu'il considérait
indispensable, devaient être basées sur de justes raisons ou sur les capacités,
les talents différents que les hommes pouvaient avoir. C'était ce qu'il
appelait "l'égalité des chances". "Tout en diminuant les
injustices, pensait-il, cette façon de faire devrait aussi permettre de
faciliter et même d'accélérer le progrès en mettant le pouvoir dans les mains
des gens les plus capables". D'autre part, il s'agissait de faire
disparaître les inégalités les plus criantes, celles qui faisaient vivre des
êtres humains dans des conditions inadmissibles à deux pas du progrès. M.
Moderne était vraiment touché par un cruel sentiment d'injustice à la vue de la
misère dans laquelle étaient emprisonnés les plus pauvres. S'il fallait
concevoir un habitat pour la société de demain, celui-ci devait en priorité
faire disparaître l'injustice consistant à faire vivre des hommes dans des
conditions inhumaines à coté d'autres hommes bénéficiant de tous les avantages.
Il faut noter que dans la recherche de l'égalité, M. Moderne n'oubliait pas la
condition de la femme et cela aussi il essayerait de le prendre en compte.
Les
grandes directions étant maintenant clairement dégagées, M. Moderne se dit que
la meilleure manière d'arriver à un résultat efficace serait de mettre en place
un certain nombre de règles ou plutôt de principes qui fonderaient les bases de
cette nouvelle manière d'aborder la conception de nos constructions. D'un autre
coté, on ne pouvait pas établir un code qui figerait toute conception selon un
modèle unique qui tout d'abord ne pourrait être adapté à toutes les situations
et qui engendrerait sûrement par la suite une grande monotonie. Ainsi, afin de
trouver les principes qu'il cherchait, M. Moderne se tourna vers ce qui
semblait faire la réussite de la révolution industrielle, la
rationalisation de la production. M. Moderne voyait bien toute la force que
générait cette attitude dans la réalisation d'objets qui répondaient de mieux
en mieux à nos besoins. Déjà les spécialistes de la production rationnelle, les
ingénieurs, commençaient à s'intéresser sérieusement à la construction de
bâtiments et on pouvait voir qu'ils étaient capables de réaliser des prouesses
comme la Tour Eiffel ou le pavillon des machines de l'exposition universelle.
C'est alors qu'une grande idée éclaira tout à coup notre courageux chercheur.
Le premier principe ne devrait-il pas être une question de rapport entre la
fonction et la forme ? Si on veut trouver le moyen de faire progresser la
conception de notre cadre de vie ne faut-il pas chercher un moyen de résoudre
les questions pratiques d'utilisation d'un bâtiment, ses questions techniques
de structure et de mise en oeuvres et son apparence esthétique dans une même
démarche ? Or les exemples ne sont-ils pas nombreux de réalisations qui, comme
les bateaux, trouvent la grâce de leurs lignes dans les réponses techniques aux
contraintes physiques, et parfois même économiques, auxquelles ils sont
confrontés?
M. Moderne était sur une piste sérieuse mais
il considérait quand même qu'un élément manquait encore à cette adaptation du
principe industriel à l'architecture. En effet, pour pouvoir réaliser la
symbiose de la forme et de la fonction, il fallait encore développer une
esthétique de la production industrielle qui réunirait efficacité matérielle,
rentabilité économique et qualité artistique dans des constructions qui
seraient vraiment "d'un nouveau genre".
M.
Moderne commençait à réaliser, à sa propre surprise, que la conception d'un
bâtiment allait devenir le lieu où toutes les capacités de l'homme pourraient
s'exprimer et, plus encore, que l'homme devait mettre tout son savoir et son
savoir-faire dans l'édification de son environnement s'il voulait profiter
pleinement du progrès. La transformation peut paraître anecdotique mais en
fait, elle est fondamentale: M. Moderne venait de comprendre qu'il nous fallait
passer d'une époque où la construction consistait en l'éternelle adaptation de
modèles génériques aux besoins particuliers de chacun (qui d'ailleurs ne
variaient que très peu) à une ère où l'art et la technique feraient de chaque
bâtiment une oeuvre unique. La forme serait liée aux spécificités du site, aux
solutions techniques utilisées et surtout aux réponses fonctionnelles
apportées. M. Moderne commença à rêver, à imaginer combien de choses dans une
maison pouvaient faire l'objet d'une réflexion qui les mettrait en valeur. Il
s'enthousiasma surtout à l'idée des nouvelles formes que les nouvelles
techniques allaient générer. Déjà, il avait vu le métal réaliser des exploits
et le béton qui pointait son nez amènerait sûrement d'autres surprises. Les
fonctions elles aussi allaient évoluer et l'on pouvait s'attendre à voir nos
villes s'orner de nouveaux monuments extraordinaires comme les gares ou les
halles.
Prenons
l'exemple d'une maison : pourquoi toujours recopier le même modèle alors que
son site est unique et que la fonction qu'elle doit remplir ne correspond
certainement plus aux usages d'il y a cent ans. Cette maison ne devrait-elle
pas être unique elle aussi et ne serait-elle pas une bien meilleure maison si
celui qui la concevait travaillait chacune de ces facettes avec l'attention
d'un artiste mais aussi d'un ingénieur qui sculpterait et qui optimiserait ses
formes et sa matière ? Une fenêtre peut être plus qu'un trou dans un mur, elle
peut devenir à la fois un tableau qui s'ouvre sur le paysage, une source
intelligente de lumière ainsi qu'un instrument d'aération. Une chambre peut
devenir un lieu poétique et avoir des qualités acoustiques qui permettront un
meilleur sommeil. Un couloir peut, s'il est bien pensé et réalisé, se
transformer en un chemin agréable tout en économisant la surface de
la maison et en facilitant les déplacements. Un toit peut se métamorphoser en
un jardin. Un bâtiment peut se changer en un manifeste de la raison, du progrès
et de la poésie, pour peu que celui qui la conçoive y travaille avec toutes les
forces de son cœur et de sa raison... Toutes ces perspectives jaillissaient à
l'esprit de M. Moderne qui estimait qu'il tenait là une idée d'une grande force
et qu'il était sur le point de remplir sa mission. Même, il pensait que le
programme qu'il s'apprêtait à préparer ne se limiterait pas forcément à la
construction de bâtiment mais qu'on pouvait adopter cette attitude pour la
conception de villes entières ou même, à l'autre extrémité, à la conception de
petits objets comme les meubles ou autres produits manufacturés. L'idée d'une
telle cohérence entre toutes les formes de productions de l'homme lui donnait
même parfois le tournis.
Ainsi,
il en était fini du temps où le travail de l'architecte consistait à faire un
choix parmi des catalogues d'ornementations et à dessiner des façades pour un
bâtiment qui était le même que celui d'à côté. La pierre allait disparaître et
avec elle toutes les incohérences et tous les paradoxes qui empêchaient nos
villes de respirer et de fonctionner efficacement. Enfin nous pourrions vivre
dans un cadre aussi évolué que les plus belles machines que l'homme utilisait
déjà quotidiennement, enfin nos villes pourraient être pensées avec cette même
raison qui présidait à la conception de ces magnifiques engins qui défiaient
les éléments entre le Havre et New York à une vitesse et dans un confort digne
du XXème siècle.
M. Moderne voyait le projet qu'on lui avait
confié se dessiner sous la forme d'une grande ambition pour l'avenir et se
réjouissait de voir comment il avait réussi à trouver la cohérence et à mettre
des mots sur les directions que prendrait son époque dans le domaine de
l'architecture et de l'urbanisme. Mais il le savait, tout ceci n'était encore
que de grandes idées et il restait maintenant à confronter ce projet à la
réalité.
La
question du rapport à la réalité n'effraya tout d'abord que modérément notre
homme. Pour lui il s'agissait là d'une question de "comment ?" et il
savait que ce genre de question ne résistait pratiquement jamais à
l'obstination et surtout aux méthodes de l'humanité. De plus, cette évolution
allant "dans le sens de l'histoire", tout devrait concorder à la
réalisation d'un tel projet. Dans son enthousiasme, M. Moderne aurait même
voulu précipiter les choses mais il savait que le changement nécessiterait un
certain temps, surtout si on pensait aux esprits les plus conservateurs qui
n'étaient pas prêt à remettre en cause leur façon de faire. Il devenait évident
qu'il allait falloir dévisser les anciens dogmes pour les remplacer par de
nouveaux et que ceux-ci devraient reposer sur des principes vraiment
fondamentaux afin qu'ils puissent traverser les époques à venir sans devoir
eux-mêmes être remis en cause. Pour cela M. Moderne se disait que la seule
démarche valable serait d'adopter une attitude d'honnêteté et de
sobriété. La sobriété s'imposait de toute évidence car on avait vu
jusque dans un passé proche comment les tendances qui se perdaient dans une
abondance de formes ou d'ornementations aux fins purement esthétiques, en plus
de n'être pas fonctionnelles et donc de gaspiller le travail (et l'argent) des
hommes, entraient en désuétude aussi vite qu'elles apparaissaient. Quant à
l'honnêteté, M. Moderne disait simplement que si l'architecture cessait de se
mentir ou de mentir à ces utilisateurs, si elle acceptait les techniques, les
habitudes, les matériaux et les réalités de son époque, elle ne pourrait qu'en
être plus juste et plus belle. Il s'agissait d'arrêter de copier, de tricher
sur la véritable nature d'un bâtiment. Il disait : "un paquebot n'essaie
pas de se faire passer pour un palais et c'est en cela qu'il devient vraiment
un palais de son temps". En adoptant cette attitude, on ne pourrait faire
qu'un travail irréprochable et si les goûts des utilisateurs n'étaient pas
toujours habitués aux nouvelles formes, on pouvait prévoir qu'avec le temps
l'œil s'habituerait à la couleur du béton qui deviendrait aussi naturelle que
celle de la pierre. De plus, les bâtiments du futur auraient pour eux la double
beauté des proportions maîtrisées et de la raison apparaissant à travers leur
structure ou l'ingéniosité de leur fonctionnement. Il voulait aussi inscrire
parmi les principes de cette nouvelle architecture celui selon lequel il devait
y avoir, comme dans tout raisonnement, une continuité entre toutes les parties
d'un édifice et l'édifice en tant que tout. Même, il prévoyait que l'on devrait
concevoir les villes tout entières selon ce principe. Ici apparaissait un
élément de la réalité sur lequel il faudrait trancher : l'existant.
Malheureusement, il allait falloir nous confronter, dans les villes en
particulier, à toutes les difficultés causées par les constructions souvent
anarchiques et malsaines dont nous avons héritées et qui seront, dans notre
tâche, un énorme handicap. "Il nous faudra donc trouver des espaces
vierges, à chaque fois qu'il nous sera impossible de faire table rase".
Mis à part ce problème, les véritables difficultés dans la mise en place de cette
nouvelle façon de faire, M. Moderne allait les rencontrer au fur et à mesure
que ce siècle avancerait.
Si
au tout début du XXème siècle rien ne semblait s'opposer aux
lancements de ce grand chantier, la première guerre mondiale vint contrarier
les plans de M. Moderne. Pendant plus de quatre ans le court de l'histoire
semblait nous mener dans une direction bien différente de la sagesse prédite
par ce grand optimiste. Mais au lieu de se décourager, M. Moderne se dit que
cette tragédie allait justement devenir l'occasion de faire disparaître une
fois pour toute, en leur faisant face, toutes ces barbaries et tous ces
comportements absurdes qui consistaient, une fois encore, à oublier que, la
raison étant universelle, les différents entre les peuples pouvaient se
résoudre autrement que par la guerre et ses atrocités. C'est ainsi qu'au sortir
de cette triste période, le progrès se remit à marcher et même à courir, fort
de plus démocratie et de meilleures relations internationales. Durant cette période,
les travaux de M. Moderne connurent un énorme succès et celui-ci devint de plus
en plus populaire malgré quelques mouvements d'arrière garde de quelques
urbanistes ou architectes qui refusaient toujours de se rendre à l'évidence
d'un monde qui n'arrêterait pas sa course vers l'avenir.
Puis,
vers la fin des années 30 vint cette abominable période où la folie s'empara de
tout un pays qui retourna les fruits du progrès en d'atroces instruments de
destructions et de malheur. Pour M. Moderne ces années furent le lieu d'une
terrible confusion. S'il voyait le progrès et la raison s'organiser pour mettre
fin à ces monstruosités, il ne pouvait effacer de sa conscience le spectre
d'une réalité troublante et incontrôlable, la présence d'un facteur irrationnel
dans l'humanité. Comme cela arrive parfois dans un couple, quelque chose se
passait et ferait que "rien ne serait plus jamais tout à fait pareil"
entre le progrès et M. Moderne. L'invasion de la Pologne, Pearl Harbor,
Stalingrad, l'Holocauste et Hiroshima allaient briser bien des rêves et le
réveil de M. Moderne aurait un goût amer.
Malgré
tout, la raison avait fini par avoir le dernier mot et la guerre étant passée,
le temps était venu de reprendre les choses en main et de reconstruire. D'une
certaine façon, il y avait là une opportunité de mettre en pratique les grandes
idées de M. Moderne et celui ci retroussa ses manches pour si remettre de tout
son cœur. Bien des projets étaient en préparation, et il y en avait un en
particulier qui retenait toute son attention. On parlait d'envoyer un homme sur
la lune, voilà qui ouvrait un bon nombre de nouvelles perspectives. On pouvait
penser que, si l'homme ne faisait pas exploser la planète, si les cicatrices de
la guerre s'effaçaient, si la prospérité ne nous abandonnait pas, il y aurait
encore de grands travaux à faire sur le chantier de l'humanité. Même s'il
sentait qu'il y aurait toujours quelque chose qui lui échapperait - comme dans
cette histoire d'électrons dont ont disait qu'on ne pourrait jamais connaître à
la fois la position et la vitesse - M. Moderne se dit que ses méthodes avaient
encore de beaux jours devant elles et surtout qu'on avait encore rien trouvé de
plus efficace.
Pour
l'anecdote, il faut savoir que M. Moderne vécut encore de longues années et
qu'il ne cessa officiellement ces activités qu'au milieu des années 70. Par un
triste jour de 1993, alors qu'il rendait visite à un ami ingénieur en bâtiment,
il trouva la mort dans un tragique accident sur le chantier de démolition d'un
immeuble de logements sociaux des années 60.
Construire
une conclusion à ce chapitre reviendrait à réaliser ce que la pensée complexe
appelle la réduction d'une réduction et nul ne songe sérieusement à résumer
"ce qu'il faut retenir de la modernité en architecture" en quelques
lignes. L'idée même d'une conclusion à ce chapitre prend de ce fait un caractère
absurde et la question qui se pose devient à ce moment de notre développement
celle de l'alternative.
Après
avoir survolé le temps d'une petite histoire ce système avec lequel nous
jugeons tous, plus ou moins constamment, l'architecture mais aussi les
événements et les comportements que nous rencontrons en cette fin de siècle
occidental, le moment est venu de poser notre regard sur la forme vers laquelle
ce système se dirige pour aborder le nouveau millénaire.
Dans
le prochain chapitre nous essaierons donc de dégager les éléments constitutifs
d'un système qui jouera le même rôle, à la même place que celui que nous venons
de décrire mais qui fera émerger d'autres significations. Evidemment vouloir
observer ce système, qui constitue l'un des systèmes cognitifs de l'auteur,
risque de ressembler d'une certaine façon à la course d'un chien après sa queue
mais, dans la mesure où il ne souffre pas du même handicap que M. Moderne, on
peut être sûr qu'il saura trouver d'autres points de vue ou du moins, qu'il
essaiera.
Si
"le grand mouvement moderne" n'a pu, comme il l'espérait, résoudre
une fois pour toutes le problème de la construction de notre cadre de vie dans
une doctrine qui se voulait bien au-delà des modes et donc résistante au temps,
cette idéologie a su s'adapter pour survivre et, de l'utopie élaborer par Le
Corbusier, l'école du Bauhaus ou le mouvement De Stijl, la modernité en
architecture en vint à se définir plus modestement. L'architecture se déclina
en terme de style -comme ce fut le cas lorsque Philip Johnson définit le
"style international"- et non plus en terme de valeurs universelles.
L'architecture moderne était née, ses fondements constitueraient les gammes sur
lesquelles toute architecture occidentale prendrait appui mais ses valeurs
changeraient et nul ne pouvait prédire les formes qu'elle prendrait. Néanmoins
bon nombre de valeurs essentielles à cette manière de penser l'architecture
perdureraient au cours du siècle, en particulier celles de la rationalisation
de la production et du rapport forme / fonction. Ainsi, mis à part les éléments
isolés jouant la carte du traditionalisme, du vernaculaire, de l'artisanat ou
même du néo-médiéval, l'œuvre de Mies Van Der Rohe caractérise la majorité des
valeurs que partageront les architectures du XXème siècle. Des poteaux
métalliques qui trouvent leur intérêt plastique dans la justesse de leur
optimisation structurelle à l'esthétique de la répétition induite par les
méthodes de production des éléments métalliques, le travail de l'architecte
allemand émigré aux Etats-Unis symbolise ce que l'on appelle "la
qualité" dans cette zone cognitive qu'est la modernité d'après guerre. A
cela il faut encore ajouter un discours poétique ou sociologique qui semble
relever le défi d'une conception qui soit à la fois efficace et sensible.
L'architecture moderne persistera aussi longtemps à se vouloir intemporelle et,
de révolutionnaire, en deviendra académique comme le veut le cycle des idées.
Se déclinant sous diverses tendances et surtout selon
divers talents de Saarinen, Louis Khan, Alvar Alto à Jussieu, Orly, les
quartiers Nord de Marseille ou bien la Paillade à Montpellier, cette
architecture prendra donc la forme intellectuelle du dogme de l'angle droit, du
fonctionnalisme, de l'authenticité et du "less is more".
Il
faudra attendre les années 60 et les réflexions de Robert Venturi pour voir se
manifester clairement les premières critiques "post-modernes" de
l'architecture. Dans un livre intitulé "Complexity and contradiction in
architecture", l'architecte américain pose justement le doigt sur les
deux points qui forment la base d'une réflexion critique de ce nouvel
académisme : la complexité d'une part et d'autre part la présence
simultanée de différents niveaux de signification dans une architecture. En
effet, Venturi nous rappelle que, dans sa démarche positiviste, l'architecture
a pour un temps pratiqué un raisonnement d'exclusion et de réduction afin de
parvenir à la cohérence qu'elle cherchait. Se faisant cette architecture s'est
éloignée de ses utilisateurs pour s'enfermer à l'intérieur de son univers
intellectuel, à l'abri des ambiguïtés et des paradoxes qui font les difficultés
et le caractère incompréhensible mais aussi et surtout la richesse du monde.
Ainsi,
Venturi se tourne vers les pastiches grotesques et les anecdotes criardes des
bâtiments de Las Vegas, sorte de "versets sataniques" de la religion
Corbusienne, et effectue une démarche de compréhension dont le but ne sera pas
de constituer une doctrine du kitch ou de la démagogie mais d'enrichir
l'architecture d'un facteur dont elle semblait s'éloigner, la réalité. Autre
tentative de ce que l'on pourrait appeler un réajustement de l'architecture
moderne, Venturi propose de reconsidérer le rapport que celle-ci doit
entretenir avec l'architecture classique et avec le passé en général. D'une
part, le temps de la révolution est passé et l'heure n'est plus à la crainte
des vieux fantômes classiques, d'autre part l'idée d'un bonheur exclusivement
lié au progrès à fait son temps. Même si ses idées auront du mal à se frayer un
chemin jusque dans certaines universités européennes, Venturi signe la fin des
grands manifestes de l'architecture moderne et propose une architecture pensée
avec les idées d'une époque nouvelle.
"Nous sommes tous post-moderne"
Nasrine Seraji.
Les
années 70, 80 et 90 sont considérées par certains comme un période d'errance
dans le domaine des tendances architecturales. Gageons tout d'abord que la
majorité des spectateurs de leur époque ont toujours eu plus de facilité à
s'émerveiller devant des oeuvres et des courants artistiques ayant passé les
épreuves de la critique, du marché, des publications et en dernier lieu de
l'académisme, processus amenant le plus souvent à l'admiration d'artistes
morts. Ensuite, il est indubitable que cette période correspond à une situation
de remise en cause non seulement de toutes les idéologies mais surtout de
l'idée même d'idéologie, l'expérience soviétique ayant refroidit les plus
enthousiastes. Aussi faudra-t-il à celui qui cherche à comprendre le système
cognitif de l'après modernité une démarche "en finesse" afin de
savoir reconnaître les éléments porteurs de véritables changements et de
dégager les indices de la direction que prend ce système.
Ici,
nous nous pencherons donc sur la forme que prend, à la fin du XXème siècle,
le système qui avait donné son sens au mouvement moderne et qui, durant ces
trois dernières décennies, aura subi tant de changements qu'il fera souvent
passer le mal d'hier pour le bien d'aujourd'hui, et inversement.
Tout
d'abord, il nous faut considérer en quoi les réflexions du mouvement moderne, passées
à l'acte, ont contribué à constituer le système d'aujourd'hui. Ici, afin de
déterminer les changements subis par cette zone cognitive, nous nous tournerons
vers les éléments ayant provoqués un changement de ce système et non vers ceux
ayant renforcés ce système. Les éléments n'ayant pas été remis en cause seront
donc considérés comme valide dans la nouvelle forme du système.
Le
premier élément qui peut être défini comme générateur du système contemporain
est ce que l'on pourrait appeler "les leçons du mouvement moderne".
Ces leçons constituent en fait le résultat du passage des idées de la modernité
à l'épreuve des réalités économiques, sociales et réalités culturelles.
Réalités
économiques tout d'abord. Si l'architecture moderne se voulait un facteur
d'égalité, se proposant d'offrir la beauté et le progrès à tous (utilisateurs
de la ville comme employés des usines), les réalités économiques ont en fait
très vite rattrapé les architectes qui ont vu la qualité architecturale devenir
le privilège de l'argent. Ainsi tant dans le domaine de l'habitat individuel où
les réalisations architecturales modernes de qualité sont toujours synonyme de
luxe, que dans celui des bâtiments d'entreprises dont la majorité a choisi la
rentabilité d'un minimum vital plutôt qu'un "investissement" dans
l'architecture, le progrès a le plus souvent pris la forme de l'économie sur le
superflu. Par conséquent, l'architecture qui pensait obtenir une réflexion plus
poussée, plus intelligente sur l'ornementation par exemple, a vu venir le temps
de la disparition pure et simple de celle-ci, enjolivure économiquement
non-viable. Ayant prêché la rationalisation, l'architecte se trouve pris au
piège d'une réinterprétation économique de son discours. Quand il ne décroche
pas de médiathèque ou de "maison pour tous" l'architecte moderne
plein de bonne volonté réalise donc quelques maisons à l'architecture délicates
dans un cabinet qui vit de la conception de hangars multicolores, d'entrées de
ville où fleurissent des panneaux sur lesquels sont inscrits en lettres géantes
les noms des marchands de moquettes, de meubles ou de vélos tous terrains.
Réalité économique.
Réalités
culturelles ensuite, où le public - les 99.9 % qui n'ont pas étudié les
finesses du futurisme italien ou de l'avant garde angélinienne - échangerait
tous les poteaux cruciformes et toutes les fenêtres d'angles contre des tuiles
canals, une "cuisine américaine" ou mieux encore, un "salon
cathédrale"*xix. Si l'architecture moderne a fait un grand pas
en avant, on peut considérer que d'un point de vue culturel elle n'a pas été
suivie par l'opinion qui semble toujours considérer un bâtiment cubiste comme
un austère discours sur le futur et persiste à assimiler la qualité
architecturale aux façades néo-classiques. L'architecture contemporaine doit
donc considérer l'écart qui s'est creusé entre l'art de la construction
ordonnée et ses utilisateurs et imaginer une réponse qui les rapproche sans
pour autant y perdre quelque chose.
Pour
finir, les réalités sociales illustrées par ceux qui ont été d'une certaine
façon les grand privilégiés de l'architecture moderne, les ouvriers et les
travailleurs immigrés qui ont eu la chance de vivre, avant les autres, dans ces
grandes barres du futur, cernées d'espaces verts. Symbole architectural de
l'échec, ces grands ensembles de logements sociaux destinés à donner rapidement
des conditions de vie digne d'une société civilisée à une population
défavorisée sont aujourd'hui discrètement démolis. Encore une fois, la réalité
ne s'est pas accommodée de la rationalisation de l'architecture, de la géniale
trouvaille du chemin de grue qui permet de construire des bâtiments de 300
mètres de long sans avoir à démonter et à remonter la gigantesque machine et ne
s'est pas accommodé non plus de l'urbanisation intelligente consistant à créer
des villes dortoirs pour les ouvriers, à l'écart des centres anciens.
L'architecture moderne doit reconnaître que ses discours poétiques ne sont que
de peut d'effets quand ils essaient de recouvrir une vision des choses un peu
trop simpliste.
Autres
rectifications à apporter directement aux principes fondamentaux du mouvement
moderne: le rapport entre la forme et la fonction ainsi que la recherche de
l'authenticité. Alors que l'axiome fonctionnaliste constituait un pilier de ce
mouvement les années ont fissuré cette certitude à force de pratique. B.
Tschumi de rappeler : "A notre époque où les gares se transforment en
musée et les églises en night-clubs, il nous faut prendre acte de
l'extraordinaire interchangeabilité de la forme et de la fonction, coïncidant
avec la relégation des sacro-saintes relations de cause à effet chères au
modernisme institutionnel"*xx. De
plus, si comme le rappelaient les défenseurs du béton couleur béton, la
pyramide de Kheops perdrait beaucoup à être en carton, une culture de ce que R.
Barthes appelle "la Facticité"*xxi est née notamment avec
le pop art. Depuis les années 70 un élément architectural peut alors s'affirmer
comme étant un "faux" mais surtout la relation directe et exclusive
entre "la vérité du matériau"*xxii et l'intérêt d'une
architecture a perdu de sa valeur*. Comme on le voit, il ne reste plus grand
chose de très solide des principes élémentaires du modernisme en architecture
et seules les idées fondamentales d'une architecture qui soit plus qu'une
réponse archétypique à un besoin fonctionnel semblent subsister. Bien sûr, mis
à part ces questions de principe, l'architecture moderne a fait énormément
avancer cet art en ce qui concerne la pratique de l'architecture proprement
dite. Les idéologies sont passées mais la maîtrise de matériaux nouveaux comme
le béton ou l'acier, le travail de la lumière, les trésors d'invention et de
finesse dans le rapport entre l'intérieur et l'extérieur ainsi que dans la
gestion de parcours ou encore d'innombrables subtilités dans la résolution des
problèmes de l'habitat collectif sont restés.
Si cette maîtrise pratique ne peut que progresser avec le
temps, constituant la véritable et inamovible identité de l'architecture, on
sait qu'elle se mettra aux services de différentes visions du monde, de
différentes ambitions pour la société. Essayons maintenant de voir quelle est
la vision du monde, le système cognitif au service duquel les talents de
l'architecture travaillent aujourd'hui.
*Lors d'un voyage aux Etats Unis avec un groupe
d'étudiant en architecture l'un d'eux me fit remarquer que le bâtiment de Peter
Eisenman que nous avions visité avait des poteaux qui sonnaient creux lorsque
l'on tapait dessus, trahissant "l'architecture placage" de cet
architecte. Je lui fis remarquer qu'avec les techniques de construction
américaines, tous les bâtiments "sonnaient creux". Le bâtiment dans
lequel nous tenions cette conversation était l'édifice central d'une université
de Boston. Vraisemblablement construit au cours des années 70, celui-ci était
dans le plus pur style moderne avec de grandes parties couleur béton et une
structure bien visible. Mon camarade me dit que ce bâtiment, construit en Amérique,
n'aurait pas pour autant ce défaut. Emporté par mon discours, je me hasardais à
lui affirmer que les poteaux peints en rose du réfectoire sonneraient creux.
Nous fîmes donc le pari et m'approchant du fameux poteau je priais le ciel pour
que celui-ci ne soit pas un massif block de béton... Dans cette
université d'architecture, ce bâtiment qui semblait s'affirmer en monument à la
gloire de l'honnêteté moderniste sonnait creux.
"Real
is the difference between the way things should be and the way things are"
Ice-T
Pour
B. Tschumi le rapport à la forme qui n'est plus directement issue
de la fonction doit être considéré comme une combinaison d'espaces,
d'événements et de mouvements. De fonctionnelle et rationaliste la forme en
vient à trouver ses raisons dans une combinaison plus complexe d'éléments moins
mécaniques et ce déplacement intellectuel reflète clairement celui de toute une
société. Toujours selon l'architecte des folies de la Villette,
"l'introduction des notions d'"événements" et de
"mouvement" doit certainement quelque chose aux théories
situationnistes"*xxiii. Cette interprétation reflète assez
bien de quelle manière l'architecture de cette fin de siècle se situe et prend
un sens dans les courants de la pensé contemporaine.
Parmi
les éléments qui forment cette pensée, nous essayerons de dégager ceux qui
influenceront l'architecture dans ses changements les plus radicaux et les plus
incontournables. Ainsi nous nous pencherons au cours de ce passage sur
l'influence de trois phénomènes qui, selon nous, représentent les principaux
facteurs du déplacement des valeurs de l'architecture de la fin du XXème siècle
: la culture de masse, le virage épistémologique et la révolution cybernétique.
Parmi
les événements qui ont indiscutablement changé le visage de notre société au
cours de la seconde moitié du XXème siècle, l'explosion du phénomène
"mass média" avec le cinéma, la radio, la presse, les affiches
publicitaire et surtout la télévision se place indiscutablement au tout
premiers rangs. Ce changement a par conséquent contribué à modifier le système
cognitif que nous essayons de suivre au cours de cette deuxième partie de
mémoire et qui, rappelons-le, se charge de donner son sens, et donc sa valeur,
aux productions architecturales.
"Le
monde va finir. Je ne dis pas que le monde sera réduit au désordre bouffon des
républiques de Sud-Amérique ou que nous retournerons à l'état sauvage. Non, la
mécanique aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle que rien,
parmi les rêveries sanguinaires des utopistes, ne pourra être comparé à ses
résultats positifs. Mais ce n'est pas des institutions politiques que se
manifestera la ruine universelle ou le progrès universel (car peu importe le
nom), ce sera par l'avilissement des cœurs."* (*Itinéraires,
Gallimard,1996)
Cette
réflexion empruntée à Beaudelaire, le poète mexicain Octavio Paz l'utilise pour
décrire et s'alarmer de ce qu'il considère être la situation de la société
occidentale d'aujourd'hui*xxiv. Lors d'un entretien radiophonique
avec Cornélius Castoriadis, le poète s'exprime avec force pessimisme sur ce
qu'il appelle "l'avancée du désert", c'est à dire la perte de valeurs
humaines fondamentales, liées aux retombées culturelles de l'économie de marché.
Pour Octavio Paz, ce phénomène est dû à la destruction par les avatars du
système libéral des fondements de la démocratie que sont les pluralités
d'opinions et de valeurs. Ainsi déclare-t-il : "La publicité et le marché
détruisent ces pluralités en réduisant toutes les valeurs au prix". Outre
l'insondable question de l'avenir de l'économie libérale, ces inquiétudes
largement partagées ouvrent la question du devenir et des répercussions de la
société de communication.
Depuis
leur avènement, les grands médias de masse - radio et télévision - prennent,
dans la société occidentale, la forme d'un incontournable pouvoir: pouvoir
politique, pouvoir commercial, pouvoir culturel et même pouvoir moral. Ils sont
aujourd'hui devenus pour les uns l'interface hyper efficace entre leurs projets
et la masse du pouvoir d'achat ou de vote, et pour les autres, les nouveaux
représentants exclusifs de la vérité. Le pouvoir des médias s'étend dans tous
les domaines, du scientifique au juridique puisque tous concernent les médias
et que personne n'est à l'abri de leur influence. Dès lors, on ne peut que
s'alarmer lorsqu'on réalise à quel point ceux-ci, fortement centralisés,
travaillent sous l'influence d'intérêts exclusivement économiques, le plus
souvent peu enclins aux considérations humanistes.
Plus
encore que cette totale domination des intérêts économiques, l'inondation de
médias dont notre société fait l'objet soulève le problème d'un conformisme à
l'échelle planétaire. Si le début du siècle vit naître l'idée
d'internationalisation, nous commençons aujourd'hui à essayer de sauver ce qui
peut l'être du lavage de cerveau des consommateurs terriens. De là, les plus
alarmistes n'hésitent pas à pronostiquer la disparition de ce que l'on pourrait
appeler "individu véritable" dans une gigantesque homogénéisation des
peuples. Si nous n'en sommes pas encore là, on peut néanmoins observer que la
caractéristique essentielle qui permet à la communication de masse de
rassembler un public de plus en plus large, réside le plus souvent dans ce que
l'on appelle "le plus petit commun dénominateur". L'espace public
planétaire le plus partagé que constitue le message transmis par les médias de
masse se caractérise donc malheureusement par l'absence de toutes subtilités ou
particularités liées à quelques spécificités locales ou même humaines... (Les
médias de masse ayant cette particularité par rapport à l'architecture de ne
dire au public que ce qu'il comprend.)
S'il
est normal de s'inquiéter pour son prochain devant les flots de breuvage
crétinisant déversés en quantité incommensurable par la télévision, les cris de
désespoir ne seraient-ils pas le fait d'utopistes s'étonnant que nous ne soyons
pas "passés d'une société d'esclaves drogués de religions à une autre où
chacun pratiquerait la libre pensée en s'adonnant à la peinture ou la poésie
durant ses longues heures de temps libre ?"
Le
fait est que le sacré a été relégué au deuxième rôle, que la vie des pèlerins
est aujourd'hui rythmée par les "messes du vingt heures", le film du
dimanche soir, la guerre au Kosovo ou le Tour de France mais ne s'agit-il pas
là d'une nouvelle prise en mains des mêmes foules consentantes dont nous
faisons partie ? Concentrons-nous sur ce qui change et considérons simplement
qu'il appartient à l'architecture de se positionner en connaissance de cause
sachant quelle est appréciée et jugée avec ces yeux là.
Ce
qui change c'est bien sûr le rythme et la notion d'image. Dans la société de
communication les événements se succèdent avec une cadence sans précédent dans
l'histoire et cette accélération affecte de façon drastique notre vision du
monde. Dès lors, tout semble porter sa date de péremption: robe, machine,
route, théorie, dogme mais aussi mariage ou contrat de travail. Tout doit se
succéder au rythme des médias et lorsque le téléspectateur décroche les yeux de
son écran, il se lamente devant la lenteur avec laquelle se meut son
environnement. Comment l'architecture peut-elle s'accommoder d'un tel rythme, elle
qui bouge moins vite que les autres ? Autre changement incontournable du aux
succès des médias, le rapport à l'image. Alors que les maîtresses d'école
d'antan promettaient aux enfants sages une image, les enfants d'aujourd'hui en
prennent vingt-quatre par seconde devant la télé, quand ce n'est pas soixante
dans un jeu vidéo "à l'intérieur" duquel ils vivent une partie de
leur semaine. L'image est devenue un lieu où tout est possible et où nous
allons passer une partie de notre vie.
Nous vivons déjà dans la "stéréoréalité"*xxv
pronostiqué par Paul Virilio, cette appréhension du monde ou la vie réelle et
celle de l'image s'additionnent pour produire une sorte de relief. Une fois
encore, l'architecte doit reconsidérer son art.
La
culture média nous amène aussi à la question de l'information. En effet dans
cette industrie de la communication non seulement l'information devient une
marchandise mais surtout, avec le développement des nouveaux médias que sont
les outils et les réseaux numériques, cette marchandise tend à prendre le
dessus sur toutes les autres. Nous assistons donc à la mise en place d'une
économie de l'information et nombreux sont les secteurs qui préparent leur
entrée dans l'"information age". Qu'elle le veuille ou non l'architecture
matérialisera ces nouveaux modes de vie, ces nouvelles façons d'être ensemble,
de travailler ou d'être oisif. A titre d'exemple, si par son extraordinaire
développement, l'automobile avait influé la forme de nos villes et notre façon
d'habiter, il faut savoir qu'en 1999 le poids économique d'Internet, dont
l'évolution semble aller dans le sens du média total, a dépassé aux Etats Unis
celui de l'automobile. En mois de dix ans*xxvi...
Cette
question de l'information n'est évidemment pas sans rapport avec les
changements épistémologiques qui se sont amorcés avec l'apparition de la
cybernétique et qui eux aussi affecteront de manière plus radicale encore les
jugements portés sur l'architecture comme sur l'ensemble des productions de
notre société.
Les
changements de fond qui ont affecté l'architecture au cours des années 70 et 80
consistent pour l'essentiel en l'adaptation des modifications épistémologiques
amorcées au début du siècle à une pratique, une méthode, largement légitimée
qui reste celle de l'architecture moderne. Ainsi toujours fidèle au principe de
justification lié à la qualité d'un raisonnement sur les propriétés historique
d'un site ou sociologique d'une pratique de l'espace, l'architecture intègre
désormais les nouvelles approches développées par les sciences.
Ces
changements résident essentiellement dans une remise en cause de la vision
classique du déterminisme et dans la prise de conscience des limites de la
méthode cartésienne. Face à des phénomènes physiques, biologiques, économiques
ou sociaux les théoriciens se sont vus confrontés à la nécessité d'envisager
autrement notre appréhension du monde s'ils voulaient pouvoir comprendre et
rendre compte de son infinie complexité. Outre les théories systémiques dont
nous avons vu plus haut quelques caractéristiques, l'approche constructiviste ou
le paradigme de la pensée complexe ont formalisé de manière explicite les
mutations qui devaient intervenir dans nos rapports aux réalités de ce monde.
Quelques
années après qu'Albert Einstein ait déclaré que Dieu ne joue pas aux dés, nous
devions pourtant faire une croix sur le rêve pythagoricien de trouver le secret
chiffré de l'univers et accepter l'idée que celui-ci ne se réduirait jamais à
l'activité de la connaissance humaine. Plus que dans les limites de
l'infiniment grand ou de l'infiniment petit, c'est dans l'étude de la vie même
que sont apparues les manifestations les plus flagrantes de phénomènes
s'affranchissant des logiques de l'entendement. Ainsi en est-il de
l'organisation de la vie, par exemple : de l'apparition de molécules organiques
à l'émergence de sociétés humaines, ce phénomène se dirige, contrairement aux
principes de la thermodynamique, dans le sens d'une complexité croissante, le
sens du "toujours plus improbable"*xxvii. Prenant
conscience des mécanismes de causalité circulaire ou non séquentielle, la
science se penche sur l'analyse des phénomènes sociaux ou humains pour y
découvrir - bien après Shakespeare - qu'il y aurait toujours "plus de
choses dans le monde que dans toute notre philosophie". Ainsi nous assistons
à une remise en question des méthodes des sciences dures jusque là
incontestable, alors que les approches empiriques de la biologie ou des
sciences humaines font l'objet d'une revalorisation.
Le
virage opéré par la pensé au cours de ces trente dernières années constitue une
véritable rupture avec une croyance en la logique de chaque chose vieille de
deux cents ans. Si pour le penseur moderne tout phénomène pouvait faire l'objet
d'une rationalisation, celui de la fin du XXème siècle a pris conscience
et s'intéresse à l'existence de phénomènes complexes qui, réclamant une
appréhension globale, dépassent les limites des capacités du cerveau humain.
Dès lors, nous entrons dans une époque ou les deux approches devraient
cohabiter à part égale, seule façon d'appréhender la réalité à travers le
spectre complet de sa complexité et de sa richesse.
Principale
conséquence de cette attitude face à la réalité, la certitude du caractère non
viable de toute idéologie. Au cours des années 90 cette demie découverte qui
semble n'être que le reflet épistémologique d'une prise de conscience de la société,
prendra en architecture, après des années de course aux justifications
scientifiques, la forme d'un paradoxe cybernétique : J'ai décidé de ne pas
penser.
Pendant
les années 70 et 80 l'architecture avait démontré, avec Peter Eisenman, B.
Tschumi ou Daniel Libeskind, sa capacité à suivre l'évolution des divers
courants philosophiques dans leurs méandres les plus subtils. Du structuralisme
au déconstructivisme, les architectes avaient su faire évoluer leurs idées en
fonction des tendances intellectuelles de la société. Mais au milieu des années
90, une rupture devait apparaître marquant l'apparition de jeunes architectes
et agences comme Greg Lynn, MVRDV ou FOA n'ayant plus de projets critiques*xxviii
.Cette nouvelle génération adopte une attitude consistant à dégager, à partir
de la situation d'un projet, le plus grand opportunisme possible. A la manière
des créateurs de musique techno, ces architectes envisagent le projet comme une
occasion d'associer leur potentiel créatif aux possibilités offertes par les
nouvelles technologies, en particulier l'informatique. Cette transformation est
fondamentale dans la mesure où elle fait passer l'architecture de l'autre coté
des études sociologiques. Elle suivait l'évolution de la société, elle en
devient un signe.
A
l'heure actuelle, l'importance de la révolution des technologies cybernétiques
dans les transformations qui affectent l'architecture est primordiale. Les
technologies numériques, informatiques, robotiques affectent à l'architecture
un changement sans équivalent depuis l'invention de la perspective. Ces
nouvelles possibilités dont on aperçoit aujourd'hui que les pousses tendent
déjà à changer non seulement la forme mais aussi, à travers une redéfinition
complète des méthodes, la pratique de l'architecture.
Dans
la formulation de cette nouvelle approche de l'architecture et de l'industrie
du bâtiment, le travail de F. O. Gehry s'impose comme étant le plus grand et le
plus novateur des laboratoires. Depuis le "poisson" édifié pour les
jeux olympiques de Barcelone (1992), le travail de l'architecte
californien a consisté en l'écriture des règles d'une nouvelle architecture,
dont chaque étape, de l'esquisse architecturale à l'organisation du chantier,
est reconsidérée en fonction des moyens technologiques les plus évolués, le
plus souvent empruntées à l'aéronautique ou à la chirurgie. F. Gehry reprend
donc à ces secteurs comme à celui de l'automobile le processus consistant à
digitaliser une esquisse essentiellement élaborée en maquette puis à traiter
ces données au moyen d'un logiciel tel CATIA (de Dassault Systèmes) afin d'y
appliquer une structure optimisée. Les données numériques concernant cette
structure seront finalement transformées en données de pilotage de machines à
commandes numériques qui donneront une forme à chaque profilé métallique ou
sculpteront les futures banches dans de gros morceaux de plastiques. Ces
processus, déjà largement employés dans d'autres industries font aussi appel à
des solutions de SGDT (Système de Gestion de Données Technique) permettant
à tous les intervenants de communiquer et d'échanger des informations
techniques via différentes sortes de réseaux, ce qui permet un développement en
parallèle des diverses parties du projet. Ainsi, du gigantesque
"flop" de l'opéra Disney à Los Angeles où la totalité du budget a été
engouffré dans la seule réalisation des soubassements jusqu'à l'inauguration,
dans les délais et avec des coûts respectés, du spectaculaire musée Guggenheim
de Bilbao en 1997, une méthode est née permettant à l'architecture de s'affranchir
presque totalement de toutes les limites formelles. Si F. Gehry a développé ces
processus dans le but de se donner les moyens d'une architecture sculturale,
ces méthodes sont aujourd'hui à la disposition d'autres types d'architecture et
la question est désormais de savoir prendre la responsabilité d'une forme
plutôt que d'une autre.
S'ajoutant
aux technologies dites CADAM (Computer Aided Disign And Manufacturing)
développées largement par Gehry, d'autres technologies non moins révolutionnaires
viennent décupler les possibilités numériques d'analyse de site - ou plutôt de
situation - et de générations de formes nouvelles. C'est notamment la direction
prise par l'enseignement mis en place à l'université de Columbia (New York) par
B. Tschumi sous le nom de "paperless studio". Dans ce studio dont les
premiers diplômés ont déjà fait parler d'eux, l'accent est mis sur la
manipulation de données numérisées d'un site, telles que les flux, les lumières
ou les températures, par l'utilisation de logiciels de modélisation de formes
et d'animation 3D. La démarche de l'architecte consiste alors à choisir et
récolter les données constituants le "datascape" d'un site puis à
contrôler la formulation tridimensionnelle de ces données. Cette
façon qui tend à faire disparaître de la pratique de l'architecture
l'utilisation du dessin au profit de la manipulation de logiciels s'accommode
particulièrement bien de ces architectes de la génération "jeux
vidéos". Elle est aussi à l'origine de formes réellement nouvelles, à la
hauteur de ce que les nouvelles techniques de construction permettent de
réaliser.
Ces
formes nouvelles, qui induiront sans doute de nouvelles pratiques de l'espace
doivent dès aujourd'hui prendre en compte la concurrence que représente celles
des espaces virtuels. En effet avec le développement prévu d'un "deuxième
Web", entièrement en trois dimensions, avec la multiplication des jeux 3D
en réseaux ou autres activités se déroulant dans un espace simulé, ont peut
s'attendre à assister dans un premier temps à l'influence des constructions
réelles sur la formalisation de lieux virtuels puis à celle inverse des
environnements virtuels sur l'architecture concrète. Enfin nous devrions voir
la mise en place d'un positionnement respectif de chacun de ces deux mondes, en
des formes dont nous ne pouvons pas aujourd'hui avoir le moindre indice.
----------------------
Alors
que nous approchons du terme de ce travail la question est de savoir en quoi
ces réflexions, ces constructions intellectuelles au sujet de la réalité, de la
modernité, de la cognition ou de l'architecture expérimentale - que l'on ne
trouve pratiquement que dans les magazines !- peuvent nous aider dans la
pratique effective de la conception architecturale. Le travail d'architecture
ne consiste pas à étudier mais bien à réaliser, à fabriquer quelque chose et si
comme ce fut le cas au cours de ce mémoire l'architecte se penche sur de
nombreux sujets, ce n'est jamais autrement qu'en "généraliste". Les
remarques qu'il fait, loin de chercher à apporter quoique ce soit à ces divers
sujets, sont pour lui une matière à partir de laquelle il s'applique à
renforcer la position qu'il prend chaque fois qu'il soumet son travail aux
jugements des autres.
Ainsi
en est-il de ce mémoire dont l'objectif est de dessiner les bases sur
lesquelles s'appuieront les idées, les décisions ou les "actes
créatifs" d'un architecte.
De
façon à donner un caractère pragmatique à ce mémoire nous essayerons de dégager
des éléments dont on puisse faire ressortir une notion d'efficacité dans une
démarche de conception architecturale.
Considérant les réflexions qui viennent
d'être faites sur l'évolution des idées et sur les données contemporaines du
système portant un jugement sur l'architecture, nous formulerons nos
conclusions sous la forme de quatre éléments du positionnement d'un architecte.
Une attitude, une stratégie, une technique et enfin un objectif.
Une
attitude, c'est-à-dire une façon de concevoir son travail vis-à-vis de soi même
et des commandes qui nous sont faites. L'enseignement, en même tant qu'il
délivre une formation au métier d'architecte se charge de transmettre la vision
académique du "bon comportement" à adopter dans l'exercice de la
profession. Mais il faut reconnaître que la confusion régnant en
cette période nouvelle de disparition des idéologies ne permet guère au futur
architecte de se reconnaître dans des principes, des idées qui lui semblent en
décalage avec ses réalités. La solution adoptée par les architectes et les
cabinets de la nouvelle génération tel que Foreign Office Architects,
Oosterhuis ou MVRDV consiste à "inventer sa définition de
l'architecture" en y associant les idées et les envies qui leurs sont
propre, sans discrimination de ce qui est ou de ce qui n'est pas de
l'architecture. L'attitude adoptée par ses nouveaux architectes consiste donc à
envisager la pratique du métier d'architecte comme la possibilité
d'exprimer, d'affirmer une identité qui est la leur, donc celle de leur époque.
Considérant leurs envies comme la plus grande force du projet ces architectes
abordent le programme et le site comme autant d'opportunités de faire le maximum,
un peu à la manière d'un skateboarder qui aborde un espace public, des bancs,
des escaliers ou des gardes corps en imaginant de quelle manière il pourrait
exploiter totalement cette zone. Enfin cette attitude est essentiellement celle
qui privilégie, au-delà des réflexions existentielles sur la condition de
l'architecte ou de l'architecture, la pratique elle-même.
Plus
qu'une méthode précisément déterminée pour parvenir à ces fins, l'architecture
d'aujourd'hui se doit d'élaborer des stratégies. Dans cet environnement mouvant
où la complexité règne l'heure n'est plus aux "percés haussmannienne"
de vérités absolues et inaltérables mais plutôt à l'adoption d'une stratégie de
coureurs de labyrinthe. Considérant que le monde dans lequel nous vivons ne
correspond à aucun plan susceptible de "tenir" dans notre esprit, il
nous faut élaborer une façon de réagir qui nous permette d'évoluer au fil des
évènements inattendus ou irrationnels que nous y rencontrerons. Pour ce faire
l'architecte se doit de savoir "nomadiser ses idées" afin de pouvoir
s'adapter non seulement aux divers niveaux de signification mais aussi à
l'évolution constante, et même accélérer des champs de validité de ses propres
idées. Il nous faut donc recourir à une stratégie qui nous permette d'élaborer
des solutions, à partir de 80 % des données du problème. De la même façon qu'en
apprenant une langue étrangère dans le pays de cette langue ont apprend surtout
à converser, à communiquer à partir de 50 puis de 80 % des mots qui sont
prononcés, l'architecture doit apprendre (ou réapprendre) à être pertinente en
manipulant des éléments qu'elle ne maîtrise pas complètement.
Pour
entreprendre cette démarche les architectes devront apprendre à utiliser de
nouvelles techniques. Ils devront en particulier adapter leur métier à
l'utilisation de nouveaux processus de conception tel que ceux développés par
F. Gehry ou encore de méthodes employées par Ammar Eloueini. Ces techniques
essentiellement basées sur un environnement informatique de conception ont
justement la particularité de permettre de travailler avec des processus ou
avec des données que l'architecte ne peut maîtriser totalement. Ainsi ces
architectes entretiennent un rapport légèrement différent avec la forme et, contrairement
au purisme moderne qui imposait une appréhension totale de la forme (cube,
cône, sphère), produisent des surfaces et des espaces qu'ils ne peuvent pas
décrire numériquement. Ainsi en sera-t-il sûrement d'architectes qui
manipuleront d'énormes quantités de données recueillies électroniquement sur un
site pour en extraire des formes aux logiques extrêmement complexes. Ces
techniques qui seront les avatars de l'inévitable révolution cybernétique
rapprocheront peut-être l'architecture de l'art ancestraux de la construction
navale. De la même manière qu'un architecte naval aborde les contraintes
extrêmement complexes des fluides, air et eau, des matériaux soumis aux pires
conditions ou des forces de la tempête avec une grande simplicité, les
"cyber architectes" travailleront peut-être l'extrême complexité des
villes de demain en artiste. En tout cas étant donné la mise en place des
réseaux informatiques à travers l'industrie, les architectes développeront les
projets de plus en plus "en parallèle" avec les autres intervenants
du bâtiment.
Le
sens dans lequel a été dirigé le travail que représente ce mémoire a été celui
d'une formalisation de certaines réponses aux problèmes de l'architecture
essentiellement transposable à la question de l'architecture virtuelle. On peut
considérer que ces questions formeront l'essentiel de la problématique liée à
la conception de ces espaces virtuels. Libérer de quasiment toutes les
contraintes traditionnelles de la construction de bâtiments, l'architecture virtuelle
pose avec plus de force que jamais la question du "pourquoi" de ses
formes et de ses pratiques. Si l'on considère par exemple le parallèle qui
existe aujourd'hui entre le Web 2D et les premières tentatives de réalisation
d'un Web 3D, la question même de la nécessité d'existence d'espaces virtuels, à
l'intérieure desquelles on pourrait recréer et même inventer toute sorte de
pratique de l'espace, semble loin d'être évidente. Une fois accepté, plus par
une sorte de séduction que par un réel intérêt, le principe de ces espaces
virtuels, le problème se pose de savoir quel type de forme lui donner, alors
qu'aucune de celle que l'architecte est habitué à travailler n'est a priori
nécessaire. Pas de vent donc pas de mur, pas de pluie donc pas de toit, pas de
gravité donc pas de sol et même, pas de matière donc pas de porte. Finalement
l'architecte des espaces virtuel, à court de cause ou de raison dans la
création de ses formes devra considérer comme principale certitude des objectifs en
lesquels il pourra avoir confiance. Bien sûr il s'agit là de la problématique
de tout créateurs. C'est justement vers une position qui s'apparente de plus en
plus à celle d'un créateur que l'architecte du début du XXIème siècle se
dirige, tant dans ce que l'on appelle l'architecture expérimentale que dans
l'architecture virtuelle, dans laquelle se réfugieront ce qui n'auront pas la
chance de réaliser des projets de béton et d'acier.
A
l'intérieur de ces espaces numériques, Dans lesquels nous voyagerons par
l'intermédiaire d'écran ou autre prothèse de simulation, la seule dimension à
laquelle l'architecte est déjà préparée est la nécessité d'être utilisée,
visitée, traversée voir même habitée par des hommes. Ces espaces auront donc
toujours, à un moment donné, un haut et un bas ainsi qu'un intérieur et un
extérieur, même si ces éléments pourront varier dans le temps. Ces lieux
devront aussi conserver une forme de continuité afin de rester compréhensibles
pour son visiteur même si ces continuités pourront s'exprimer d'une autre
manière que par des espaces contiguës. Quelles que soient les formes qu'ils
créeront, ceux qui généreront ces environnements régleront leurs objectifs par
rapport aux relations qu'ils entretiendront avec les hommes et les buts qu'ils
se seront fixés seront jugés en fonction de leurs sommes d'envie et de leurs
caractères d'efficacité et de partage.
Richard Porcher, Montpellier le samedi 7
août 1999
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NOTES
i Résumé du cours de Gérard VERROUST, 1994/1997.
Maitrise Sciences et techniques
Hypermédia 2e année. (Disponible sur le web)
ii Voir les travaux de Norbert Wiener sur les problèmes de
pointage automatique des canons antiaériens.
(Les sciences de l'information et de la communication. A. Mucchielli.
P. 16)
iii Structure d'un système
de traitement de l'information ou « machine de Turing universelle». Jacques
Mathieu, Psychologie, intelligence artificielle et automatique, Bonnet / Hoc / Tiberghien, Pierre Mardaga éditeur.
iv F.
Varela. Connaitre. Les sciences cognitives, Seuil 1989.
v Considéré comme une limite dans l’amélioration
de performances de l'architecture
actuelle de nos ordinateurs, ce « goulot » consiste en fait dans 1’obligation,
pour la machine, de traiter les informations les unes après les autres. "
F. Varela. Connaitre. Les sciences cognitives, Seuil 1989.
vi idem
vii idem. (p.56)
ix Comme un traitement de
texte ne s'arrêtera pas de fonctionner si vous écrivez : "Word est une cochonnerie" [la preuve]
x F. Varela . Connaitre.
Les sciences cognitives, Seuil 1989.
xi Dialogues, Cornelius
Castoriadis, édition France Culture.1999.
xii Le sens du mouvement, A. Berthoz, édition
Odile Jacob, 1997.
xiii Voir L'invention de la réalité, Paul Watzlawick,
Points Essais, 1985.
xiv Voir La nouvelle communication, Yves Winkin,
Points Essais, 1981.
xv Voir L'invention de la réalité, Paul
Watzlawick, Points Essais, 1985.
xvi Les sciences de l'information et de
la communication, A. Mucchielli, édition Hachette,
1995.
xvii Le gai savoir, F. Nietzsche.
xviii Expression
de plus en plus courante qui montre l’évolution de la notion de réalité aux yeux de l'ensemble de la société.
xix Expression employées par les grands
constructeurs de logements individuels
xx L'architecture du futur,
Terrail, 1995.
xxi L'obvie et l'obtus, Roland Barthes Seuil,
1982.
xxii *Lors d'un voyage aux
Etats Unis avec un groupe d'étudiant en architecture l'un d'eux me fit remarquer que le bâtiment de Peter
Eisenman que nous avions visite avait des
poteaux qui sonnait creux lorsque l’on tapait dessus, trahissant "l'architecture placage" de cette
architecte. Je lui fis remarquer qu'avec les techniques de construction américaines, tous les bâtiments "sonnaient creux". Le bâtiment dans lequel nous tenions cette
conversation était l'édifice central d’une université de Boston.
Vraisemblablement construit au cours des années 70, celui-ci était dans le plus
pur style moderne avec de grandes parties couleur de béton et une structure bien visible. Mon camarade me fit
remarquer que ce bâtiment, construit
en Amérique, n'aurait pas pour autant ce défaut. Emporté par mon discours, je me hasardais à lui affirmer que les
poteaux peint en rose du réfectoire sonneraient creux. Nous fîmes donc
le pari et, m'approchant du fameux poteau, je priais
le ciel pour que celui-ci ne soit pas un massif block de béton... Dans cette universite d'architecture, ce bâtiment qui
semblait s'affirmer en monument à la gloire de l'honnêteté moderniste, sonnait
creux.
xxii L'architecture du
futur, Terrail, 1995.
xxiv Dialogues, Cornelius
Castoriadis, édition France Culture.1999.
xxv Conférence de Paul Virilio, Imagina
1999, Paris.
xxvi Le Monde Interactif, www, 23 juillet 1999.
xxvii Ordres et désordres, JP. Dupuy, Seuil, 1982.
xxviii
Andreas Ruby, Archilab Orlean 99,
BIBLIOGRAPHIE
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l'architecture et de l'urbanisme moderne Michel Ragon, Ed. du Seuil / Point
Essais, Paris, 1991.
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du futur, Terrail 1995
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Les sciences de l'information et de la communication, Alex Mucchielli, Hachette Supérieur, Paris, 1995.
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de la communication, Alex Mucchielli,
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communication, Yves Winkin, Seuil Points Essais,
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Chemins
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Internet pour l'entreprise, Jane McConnell et David Ward-Perkins,
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ouverts : une nouvelle informatique, Gary Nutt, InterEdition, informatique
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The VRML 2.0 handbook, J. Hartman et J. Wernecke, Addison-Wesley Publishing
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Tomb Raider III, les aventures de Lara Croft, Marc Andersen, Guide officiel,
Cyber Press Publishing, Paris, 1998